Première ville des Gaules proclamées dès l’Antiquité leur « éducatrice » (Strabon), bastion avancé de la civilisation en terre barbare, Marseille, longtemps ville antique sans antiquités, incarne tous les paradoxes.
Symbole d’ouverture sur la mer et de réussite commerciale, Marseille la marchande est aussi le premier foyer culturel en ces terres du bout du monde. Introductrice de l’écriture, de la monnaie, dispensatrice de techniques, de savoirs et de connaissances, l’icône se double d’une autre image, celle d’une cité aristocratique, étroitement oligarchique, restée, au long des siècles, éminemment conservatrice. Ce n’est pas le plus mince de ses titres de gloire, d’Aristote à Strabon. Alors paradoxe du modèle marseillais ou implacable logique de l’entreprise ? Là est la question du rapport aux groupes dangereux, à l’extérieur comme à l’intérieur de la cité.
La cité de tous les paradoxes
Implantée vers 600 ans avant notre ère. Par la cité grecque de Phocée dans ce Far West méditerranéen déjà fréquenté par les marchands et aventuriers étrusques ou phénico-puniques, Marseille, tête de pont avancée des Grecs, au contact direct des Celto-ligures, naît dans la négociation maîtrisée dont se souvient le mythe de fondation.
Quand les marchands phocéens reviennent au port du Lacydon, après un voyage de reconnaissance, bâtir leur ville chez les Ségobriges, « ils demandent un pacte d’amitié » au bon roi Nann occupé du mariage de sa fille qui doit choisir un époux au cours du traditionnel festin donné aux prétendants et aux Grecs, invités aussi. L’épreuve, remportée par le beau Phocéen Protis, « d’étranger, devenu gendre du roi », signe d’emblée l’ouverture des Gaulois et la supériorité des Grecs, le jeune couple, dont la mixité scelle l’alliance, recevant aussitôt des terrains où s’établir et installer la ville nouvelle : Massalia peut naître.
Alors la légende, à Marseille, anticiperait-elle de plusieurs siècles la victoire promise de l’amour métissé, gage d’intégration ?
Dans le contexte du VIe siècle, où un véritable réseau d’habitats se développe dans tout le Midi, certains oppida servent d’interface pour les échanges, source d’enrichissement mutuel. La dynamique de ces rapports, dont profitent les couches dirigeantes, accrédite l’entente cordiale des premiers temps, nécessaire à Marseille pour poser les bases de son système économique. Pourtant la romance des origines ne peut masquer durablement la violence de l’entreprise coloniale. Vite, les risques d’extension et d’appropriation de terres gauloises, que confortent les rapides progrès des Marseillais, inquiètent les autochtones, malgré les traités existants. S’inaugure alors une suite d’affrontements armés, qui durent jusqu’à la conquête du Midi par Rome vers 121 et qui mettent rapidement fin à la cohabitation initiale. Tous les textes véhiculent la même lecture où rejoue le schéma bien connu de Barbares sauvages se ruant à l’assaut de la civilisation, pour justifier la militarisation croissante des Grecs, leurs interventions armées et l’interruption de rapprochements en cours. En rend compte le récit de Justin où Marseille doit sa première victoire sur les Celto-ligures, rentrés par ruse dans la Cité, aux renseignements d’une princesse « parente du roi et amoureuse d’un jeune Grec dont la beauté l’émut de compassion » qui révèle le complot. La réalité incontestable de la pression des populations gauloises qui ont, avec Catumandus, assiégé la cité au début du IVe siècle, souligne la nécessité, pour assurer la sécurité des échanges, de créer des échelles, typiques du modèle phocéen de colonisation. Colonies ou simples comptoirs, Agde, Antibes, Nice, Olbia, Tauroeis, implantés, de force ou de gré, à proximité d’agglomérations indigènes, dessinent un réseau qui a permis à Marseille de maintenir son rôle de centre de messageries maritimes et de garantir ses profits.
Ce choix prolonge logiquement celui des fondateurs installés au débouché de l’axe rhodanien et aux portes des voies alpines, en position d’accéder aux marchés lointains et de contrôler les échanges, pour pratiquer l’emporia. Le terme grec désigne un système d’import-export, fondé sur l’inégal développement et le transit, où l’exploitation des zones les moins développées se réalise par et dans les échanges. Dans ce cadre, les Marseillais, surmontant crises et récessions, ont commercé pendant presque six siècles, avec les réajustements indispensables, en lutte contre les concurrents successifs, Étrusques, Carthaginois, Romains. Les termes de l’échange sont déjà clairs où s’écoulent contre des matières premières très recherchées, céréales et métaux, dont le précieux étain, des produits fabriqués à haute valeur ajoutée, denrées agricoles ou productions artisanales, vin, huile et céramiques.
Le capital marchand marseillais a développé, dans un contexte expansionniste, une stratégie impérialiste originale où le contrôle des flux maritimes compensait les contraintes d’une chora (territoire) étroite, mais sans doute plus étendue qu’on ne l’a dit. Son succès a impliqué de faire taire toute contradiction interne.
Cité parmi les plus riches du monde antique, Marseille vit dans la rigueur et l’austérité, fidèle aux toits de chaume et aux règles des pères fondateurs. Strabon rappelle la mesure phare qui vise toute tentation de luxe ostentatoire : pas de dot supérieure à 100 pièces d’or, 110 avec vêtements et bijoux, précisant « il n’est pas permis de donner davantage ».
Cette sagesse fait l’admiration d’un Cicéron qui analyse crûment ses effets politiques : « Marseille est gouvernée avec la plus grande justice par l’élite de ses citoyens, mais cette condition du peuple y ressemble jusqu’à un certain point à l’esclavage » (République). On ne peut être plus clair sur la domination de classe qui s’est exercée pendant des siècles. Car, dans cette Cité-État oligarchique pourvue de « la constitution aristocratique la mieux réglée » selon Strabon, on ne trouve pas trace d’un peuple, seules se devinant les revendications des nantis. Y domine jusqu’au bout le groupe étroit des « gens de mérite » d’Aristote, cette aristocratie de naissance qui a été contrainte d’élargir l’accès au pouvoir politique et de l’ouvrir à la ploutocratie née du commerce. Les grandes familles, en excluant totalement le peuple des citoyens, ont fait du démos le grand absent de l’histoire marseillaise, insaisissable dans l’opacité des textes. Ce fonctionnement, véritable confinement politique, surprend dès l’Antiquité, Aristote s’en étonnant dans une ville où comptent les marins. Alors, Marseille cité sans contradictions ?
Dans une ville dont le port mesure l’ouverture maritime, dont on connaît l’ampleur des réseaux de distribution, la productivité des fabriques de céramique, vaisselle et amphores, dont on sait l’engagement de la flotte, l’une des plus puissantes du temps, dans les conflits méditerranéens, le silence des sources sur l’expression de revendications populaires interroge.
Les inégalités étaient-elles masquées par l’austérité et un rigoureux contrôle social ? Les couches populaires bénéficiaient-elles de retombées de l’emporia au point de faire taire toute revendication ? Faute de documentation, le modèle, préfiguration de la république des Doges, reste en partie impénétrable.
Mais le paradoxe marseillais admet une autre dimension explicative, qui a ses racines dans les rapports de la cité avec les populations autochtones. Justin, bien informé, esquisse l’évolution des mentalités communautaires qui a conduit à l’union sacrée contre les farouches Gaulois. Si le retour de ce véritable leitmotiv révèle la préoccupation continue dans l’histoire de la ville d’assurer sa sécurité, la réalité a clairement admis des moments plus pacifiques et des rapports plus productifs.
L’éducatrice des Barbares
« L’éducation » des populations gauloises, progressive et différenciée, qui a disséminé techniques et savoirs repérables dans des champs d’intervention bien identifiés, a mobilisé des acteurs très variés.
Dans l’agriculture, les apports sont rapides, les données archéologiques récentes attestant, près de Marseille, une viticulture en milieu indigène dès le Ve siècle avant notre ère.
Le peuple marseillais a évidemment participé à ces formations. Il a appris aux paysans indigènes, non pas à travailler la terre, topos classique d’acculturation, mais « à tailler la vigne et l’olivier » (Justin), à en diffuser la culture, ces prestigieux symboles de civilisation faisant reculer la barbarie des champs. Par là le poids économique et culturel de Marseille a marqué durablement les paysages du Midi.
Les ouvriers céramistes ont également fait évoluer l’artisanat indigène, tant dans ses techniques, quand le tour se répand, que dans ses formes et décors, largement imités.
Et l’intégration de l’économie locale dans les circuits du commerce marseillais, en favorisant la diffusion progressive de la monnaie, a introduit de nouveaux outils intellectuels. Les frappes de Marseille, d’argent et de bronze, dont les espèces se répandent dans le Midi à partir du IIIe siècle avant notre ère, ont assumé, au-delà du fonctionnement monétaire, un rôle culturel et politique. Les légendes ont à la fois diffusé l’écriture et stimulé la cristallisation d’identités ethnopolitiques qui créent leur propre monnayage. Le rôle essentiel des échanges dans la diffusion de l’écriture, qui a notamment permis de transcrire le gaulois en caractères grecs dès le IIIe siècle, s’est également marqué, à l’Ouest, par l’usage de l’alphabet ibérique, véhiculé par les marchands d’Emporion, autre ville phocéenne, concurrente de Marseille.
Ces retombées de l’emporia ont ainsi fait des Marseillais, fort peu désintéressés, d’authentiques initiateurs culturels pour l’économie ou la monnaie. Ailleurs, ils ont stimulé des processus en gestation dans ces sociétés. Portés par les groupes dirigeants indigènes, partie prenante des profits du commerce, les changements s’amplifient : les plans d’urbanisme et l’habitat s’ordonnent, les agglomérations se dotent de remparts, affichant l’hégémonie de la ville sur le territoire.
Rapportées à l’influence de la culture hellénisée, qui reste l’apanage des notables, ces mutations ont longtemps fondé l’image d’une Gaule grecque, sur la foi de textes dont les topoi exaltent les bienfaits de la civilisation apportée aux Barbares. Pour Justin : « Un tel éclat fut jeté sur les hommes et les choses qu’il semblait que ce fût non point la Grèce qui avait émigré en Gaule, mais la Gaule qui était transférée en Grèce » et Strabon d’ajouter que Marseille « servait d’école pour les Barbares, qu’elle faisait des Gaulois des philhellènes et que, même, ils ne rédigeaient plus leurs contrats qu’en grec ».
Si le métissage ethnique comme le métissage social a manifestement échoué dans une Massalie repliée sur elle-même en un conservatisme frileux, le métissage culturel a fait œuvre de débarbarisation, assurant la part glorieuse du destin de Marseille. Premier foyer culturel des Gaules, Marseille a ouvert, aux IVe-IIIe s., avec les expéditions atlantiques d’Euthyménès et de Pythéas, des routes nouvelles jusqu’au Sénégal et au grand Nord, vers l’Islande et la Baltique. Élargissant le monde connu et apportant avec sa théorie des marées des données scientifiques à portée universelle, elle affirme sa vocation de capitale européenne quand les Romains les plus illustres, « s’ils veulent s’instruire », viennent faire leurs humanités plutôt à Marseille qu’à Athènes.
Mais c’est déjà une autre histoire, inaugurée dès avant la chute de -49. Marseille, éliminée du grand marché, défaite par César pour avoir choisi Pompée, perdant sa flotte et sa liberté, garde l’éclat de la culture, jamais démenti jusqu’à la fin de l’Antiquité.
*Monique Clavel-Lévêque est historienne. Elle est professeur émérite à l’université de Franche-Comté.
La Revue du projet, n° 26, avril 2013
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