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Classe et conscience de classe, Jacques Bidet*

Une « conscience de classe » stratégique suppose que l’on soit capable d’identifier en termes de classe nos adversaires et nos partenaires politiques.

Je présente ici la thèse formulée dans mon dernier livre L’État-monde. Libéralisme, socialisme et communisme à l’échelle mondiale. Une refondation du marxisme, paru à la fin de l’année 2012, – dans le chapitre « Classe, parti, mouvement ». Cette thèse s’appuie sur une série de livres antérieurs, consacrés notamment au Capital.

Un parti communiste a notamment pour fonction de faire émerger une conscience de classe qui permette l’engagement dans une stratégie d’émancipation. Il me semble qu’à cet égard la tradition marxiste pèche sur un point essentiel. Elle se représente la classe dominante sous la forme des seuls capitalistes, entourés de groupes fonctionnels à leur service. Pour des raisons que je ne puis présenter ici, mais que j’argumente en termes philosophiques, économiques, sociologiques, juridico-politiques et historiques, je parviens à une thèse différente – laquelle n’est cependant pas étrangère aux traditions marxistes qui insistent sur la bureaucratie, la technocratie, etc., ni non plus à la pratique des communistes, mais que leur théorie (et donc leur langue politique) réfléchit mal.

Une structure de classe
propre à la société moderne

Il y a, selon mon analyse, une structure de classe propre à la société moderne : un clivage entre deux classes. Mais son sommet se clive lui-même selon les deux grandes formes de coordination rationnelle à l’échelle sociale que sont le marché et l’organisation, instrumentalisés en « facteurs de classe ». Marx a entrevu cela, mais sa vision de l’histoire conduit finalement d’une époque dominée par le marché capitaliste à une autre, libérée par l’organisation socialiste. La classe dominante présente en réalité deux pôles, celui de la propriété sur le marché et celui de la compétence (au sens d’avoir compétence, non d’être compétent) dans l’organisation : donnant lieu à deux formes de privilège dont chacun possède son propre mécanisme de reproduction. Soit aujourd’hui la Finance (masquée) et l’Élite (autoproclamée), hégémonisée par la précédente. L’autre classe n’est pas seulement « dominée » : c’est la « classe fondamentale » ou « populaire » – on peut l’appeler « le Peuple » –, dont l’unité et la diversité s’analyse à partir des relations diverses (notamment de production) de ses diverses fractions à chacun des deux facteurs de classe.

Passer de la « classe en soi » à la « classe pour soi », à la conscience de soi, est un vieux problème du mouvement ouvrier. Cette conscience naît du sentiment de l’injustice et des luttes de tous ordres qu’elle engendre, formant tradition, mémoire, culture politique de classe. Je me limite à un point, qui concerne, dans la tradition de Gramsci, le rôle du « parti » dans ce processus.

Trois forces en présence
De l’analyse que je viens de présenter, il résulte que la lutte entre les deux classes se déroule entre trois forces sociales, le Capital, l’Élite et le Peuple, à travers des modalités d’alliances et d’hégémonie qui varient dans le temps. Il n’est pas facile d’accéder à une conscience de classe qui réponde à cette dialectique. Le biais fallacieux qui découle, dans la tradition marxiste, de l’approche binaire capital/travail (là où il y a trois forces en présence) est entretenu par la disposition binaire qui découle de la contrainte démocratique moderne d’un gouvernement à la majorité, clivant en deux la scène politique. Le résultat se dit : Droite/Gauche. Or cela ne signifie pas « capital contre travail », mais clivage au sein de la classe dominante. La « Finance » occupe la droite, « l’Élite » occupe la gauche. La Classe Fonda­mentale répartit ses voix entre « le parti des patrons supposés efficaces » et « le parti des fonctionnaires supposés compétents ». Elle ne peut accéder à une identité politique autonome, à la capacité à se représenter elle-même, qu’à travers le « parti » qu’elle suscite. Ce tiers parti, populaire, fluctuant dans ses contours, n’a eu d’efficacité historique que dans la mesure où il a compris que, pour briser la classe dominante, il devait briser la connivence entre ses deux composantes, et pour cela s’allier à l’Élite contre la Finance, mais en position hégémonique, et donc sur la base de la force rassemblée du « peuple ». Il y eut de cela entre 1970 et 1974. Cela restera toujours un objectif.
Dans le langage des communistes et autres critiques radicaux, ce que j’appelle ici « l’Élite » n’est pas identifié dans la position structurelle de classe qui est la sienne, mais seulement dans le registre politique, comme relais du capital. Une « conscience de classe » stratégique suppose que l’on soit capable d’identifier en termes (ternaires) de classe nos adversaires et nos partenaires politiques. Nous ne pourrons dire Nous, que si nous savons dire qui ils sont, Eux, les uns et les autres. Ce n’est pas qu’il manque les mots pour le dire. Il manque les concepts.
Une réponse plus explicite à la question posée demanderait naturellement de plus longs développements. 

*Jacques Bidet  est philosophe. Il est professeur émérite à l’université Paris-Ouest Nanterre – La Défense.

La Revue du projet, n° 26, avril 2013
 

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Classe et conscience de classe, Jacques Bidet*

le 10 April 2013

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