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Briseurs de machines au XIXe siècle, François Jarrige*

Longtemps considérée avec condescendance comme une manifestation d’archaïsme, de sauvagerie, ou une réaction d’arrière-garde face aux pressions de la misère, la pratique des bris de machines s’avère en réalité riche et complexe.

L’histoire des mondes du travail au XIXe siècle, à l’ère de l’industrialisation, a indéniablement perdu de sa centralité dans l’historiographie des dernières décennies. Mais elle a aussi été revue et relue de diverses manières : que ce soit par une plus grande attention à la pluriactivité, par l’étude des frontières longtemps poreuses entre le travail agricole et industriel, ou encore par l’intérêt croissant porté à la culture des travailleurs. Dans ces recompositions en cours, l’histoire des briseurs de machines offre un bon observatoire pour envisager l’expérience singulière des ouvriers du XIXe siècle confrontés aux mutations de leur activité et de leurs modes de vie. C’est l’histoire sociale britannique des années 1950 et 1960, autour des figures d’Eric Hobsbawm et Edward Thompson, qui a d’abord attiré l’attention sur ce phénomène et son ampleur en Angleterre, avant que le regard ne se tourne aussi vers le continent.

L’ampleur d’une pratique

Entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, des groupes ouvriers divers et dispersés choisissent en effet de détruire des mécaniques pour faire entendre leur voix et leurs revendications. Les ouvriers fileurs du Lancashire, l’épicentre de la « révolution industrielle » britannique, s’ameutent ainsi à plusieurs reprises à la fin du XVIIIe siècle, tout comme leurs homologues normands au début de la Révolution française. Dans les cahiers de doléances rédigés en 1789, certains dénoncent « les mécaniques de coton » qui « plongent le peuple dans la plus affreuse misère ». Au début du XIXe siècle, c’est au tour des tisserands et, surtout, des tondeurs de draps, ouvriers qualifiés et bien payés de l’industrie lainière, de se soulever contre les mécaniques « tueuses de bras ». Les bris de machines atteignent leur apogée à l’époque du luddisme (1811-1813) en Angleterre, même si cet épisode insurrectionnel fameux est loin de se réduire à la plainte contre les machines et la mécanisation. Sous la Restauration, ce sont les ouvriers du Languedoc lainier en crise qui se soulèvent contre la « grande tondeuse », machine redoutable parce qu’elle périme en quelques années leurs anciens savoir-faire. En 1819, à l’annonce de l’arrivée de l’une de ces machines dans la ville de Vienne (Isère), les ouvriers dénoncent ce procédé qui offre le « pernicieux moyen de tondre, lustrer et brosser mille aunes de draps par douze heures, étant conduite par quatre hommes seulement ». Lorsque la machine arrive finalement, la population s’assemble, s’en empare, la brise avant de jeter les débris dans la rivière.
Mais les troubles ne concernent pas que les travailleurs du textile. Aux lendemains des révolutions de 1830 et de 1848 en France, des imprimeurs typographes se rendent en cortège dans les imprimeries afin de détruire les presses mécaniques récemment installées dans les ateliers. D’autres métiers expriment leurs plaintes avec violence : les bonnetiers de l’Aube dans les années 1840, les scieurs de long, mais aussi les travailleurs ruraux qui se soulèvent à plusieurs reprises contre les batteuses mécaniques, premières machines agricoles à pénétrer les campagnes au milieu du XIXe siècle.
Ces divers événements, et d’autres impossibles à présenter ici, relèvent de deux logiques distinctes. Ils peuvent correspondre, selon la célèbre formule d’Eric Hobsbawm, à des formes de « négociations collectives par l’émeute », à une époque où toute forme de protestation et d’organisation ouvrière demeurait illégale. En menaçant l’outil de production il s’agissait de faire pression sur le maître pour obtenir de meilleurs salaires ou de meilleures conditions de travail. Mais dans de nombreux cas, les bris de machines relèvent aussi d’un réel refus des mécaniques et de leurs effets sociaux, les violences se produisant principalement dans les groupes disposant des ressources suffisantes pour résister aux transformations industrielles, ou dans les territoires en crise caractérisés par une forte pression sur le marché du travail.

Grammaire de la protestation

Contrairement aux descriptions et interprétations proposées par les contemporains, les bris de machines ne se réduisent pas au seul déchaînement d’une violence débridée et archaïque, à des formes de jacqueries industrielles de groupes devant être civilisées à l’heure du progrès. L’usage de la violence est sans cesse encadré et contrôlé par les travailleurs afin de minimiser les risques de l’action. Par ailleurs, la violence ne constitue en réalité que la partie émergée de l’iceberg, celle qui se donne à voir le plus aisément au regard de l’historien. Les travailleurs utilisent toutes les ressources disponibles dans la société civile pour construire la légitimité de leur cause et de leurs actions auprès du pouvoir. Ils mobilisent des argumentaires complexes pour justifier le rejet des mécaniques, ils rédigent des lettres de menace et de justification, des pétitions. Leur argumentation s’articule autour des notions clés de « bien commun », de « bon droit », « d’équité ». Comme l’écrit un typographe dans une brochure publiée pour justifier les destructions lors de la Révolution de juillet 1830 : « Les machines, plus voraces que les monstres terrassés par Hercule sont contraires à l’humanité, aux droits de la nature et de l’industrie et à l’intérêt général des membres de la société » (Les Justes alarmes de la classe ouvrière au sujet des mécaniques, par un vieux typographe victime de l’arbitraire, Paris, 1830). Ils font appel à « l’intérêt général » et profitent des contextes révolutionnaires pour légitimer leurs actions. C’est ainsi qu’après février 1848 les troubles augmentent en France, les ouvriers se plaçant désormais sous la protection de la République et de ses symboles.
Par ailleurs, loin de refuser en bloc le « progrès technique », ce qui aurait peu de sens pour des techniciens et ouvriers hautement qualifiés, les travailleurs élaborent plutôt des formes « d’économie politique » alternatives à celle qui s’impose peu à peu chez les économistes libéraux et les réformateurs sociaux. La main-d’œuvre imagine toute une panoplie d’instruments et d’arguments pour réguler le changement technique et négocier avec les autorités et les élites les transformations industrielles en cours. Il peut s’agir d’appels à la taxation des nouvelles méthodes mécaniques, de commissions chargées d’étudier les effets des machines, ou, plus fondamentalement encore, après 1830, d’un appel à l’association et à l’organisation des ouvriers eux-mêmes pour tenter de maîtriser le changement technique et le mettre au service des classes populaires.
 
La pluralité des interprétations

L’histoire des bris de machines, en raison même de l’opacité de ces violences, a fait l’objet de nombreuses interprétations et instrumentalisations contradictoires. Trois lectures principales me semblent avoir fixé le sens de ces violences et, en les délégitimant, contribué aussi à les résorber. Il y a d’abord les économistes libéraux, comme Jean-Baptiste Say en France, et les technologues qui voient dans la machine les promesses de l’avenir et dans ceux qui s’y opposent des ignorants à contre-courant de l’histoire et des lois du marché. Il y a aussi les radicaux et les républicains pour qui seule l’organisation politique compte. Comme l’affirme le journal La Réforme en 1848, ceux qui se laisseraient « entraîner à l’holocauste des machines se tromperaient sur leur véritable ennemi ». Pour le journal républicain, la technique industrielle n’est pas responsable de la misère : l’ennemi des ouvriers « c’est le gouvernement féodal-industriel ». La reconnaissance de la souveraineté populaire et du suffrage universel doit naturellement supprimer les effets néfastes des mécaniques.
Viennent enfin les interprétations des mouvements socialistes naissants, en quête de légitimité, celles des phalanstériens, du communiste Étienne Cabet puis de Marx lui-même. Pour ces auteurs, les bris de machines sont d’abord la preuve du manque d’organisation des travailleurs, comme l’écrit Marx dans le Capital : « Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation ». Pour la pensée socialiste naissante, ce sont les formes de la propriété et de l’organisation du travail qu’il faut changer pour domestiquer les mécaniques. Dans le mouvement ouvrier en voie d’institutionnalisation à la fin du siècle, la question des machines continue d’être discutée et débattue mais il revient désormais aux syndicats d’organiser la phase de transition en négociant des conditions acceptables en termes de salaire ou d’organisation du travail.
Le phénomène des bris de machines durant la première industrialisation permet en définitive de suivre les négociations complexes qui se jouent autour du changement technique au début de l’âge industriel, il montre que les dominés ne sont pas simplement un réceptacle passif des transformations industrielles, mais qu’ils créent en permanence les conditions de possibilité d’un échange, certes déséquilibré et modeste, mais bien réel. Ces violences accompagnent par ailleurs le long processus d’organisation des travailleurs, elles témoignent des réflexions menées par les ouvriers eux-mêmes sur leur travail et des tentatives pour faire entendre leur voix sans cesse rejetée et marginalisée. C’est peut-être l’un des principaux enseignements de ces épisodes conflictuels pour notre époque confrontée à son tour à des mutations radicales du travail et de son organisation.

*François Jarrige est historien.
Il est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne.

La Revue du projet, n° 25, mars 2013

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Briseurs de machines au XIXe siècle, François Jarrige*

le 05 mars 2013

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