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Le poids des mots, Guillaume Quashie-Vauclin*

On les entend partout ; on les emploie parfois. Ils ont l’air bien anodin, malingres assemblages de caractères chétifs, frêles et fragiles associations de sons. Et pourtant, ces mots, car c’est de mots qu’il s’agit, ne sont pas ces petits outils neutres qu’on imagine souvent. Les mots ont un poids et qui n’est pas de plume. Ces mots-là sont des armes chargées qui ne tirent que sur nous mais qui tirent en silence… On croit les dompter comme on dompte le nom « lion » qui jamais ne nous échappe, mais à peine les a-t-on prononcés qu’il est déjà trop tard : leur silencieux poison se diffuse et nous voici terrassés par la bouche.

Ces mots, ce sont les mots d’en face ; les mots forgés de l’autre côté de la barricade de la lutte des classes : des barils d’agent orange peints en tonneaux de grenadine.
C’est à ces mots minés que nous avons souhaité consacrer le présent dossier. Il ne s’agit pas de faire une petite excursion en dehors des questions sérieuses ; il s’agit au contraire de prendre de front une question centrale à laquelle il n’est pas sûr que nous accordions toujours la nécessaire attention, la nécessaire « écoute » comme dit François Taillandier.

La politique, en effet, est bien sûr affaire d’actes et de réalisations concrètes ; la politique, cependant, est au moins autant affaire de mots : des mots à écouter, des mots pour expliquer, des mots pour convaincre. La lutte politique, c’est aussi une lutte de mots. Prenez « planification » par exemple : ce mot a été torpillé avec méthode et énergie par la réaction des décennies durant, au point qu’il a pu sembler absolument inutilisable jusqu’à tout récemment. Le mot assassiné, la chose n’en fut que davantage enterrée. Mais leur bataille ne consiste pas seulement à pilonner nos mots, elle vise en même temps à imposer à toute la société des mots qui sont autant de labyrinthes n’offrant aucune issue progressiste. Prenez « assistanat » : sitôt que le mot est lâché, tout un paysage se dessine sans bruit, un paysage fait de voisins fainéants et repus, gavés d’allocations, de petits fraudeurs malicieux profitant de votre dur travail, d’oisifs réjouis roulant en BMW quand vous peinez à finir de payer votre LOGAN, etc. Vous pouvez ensuite parler Depardieu ou Sanofi, sitôt que vous avez dit « assistanat », sitôt que vous avez mis la langue dans l’engrenage, la bataille est perdue et l’UMP triomphe – ou pire encore. On ne gagne jamais dans la pelisse de l’adversaire. Ces exemples sont clairs mais il en est de plus retors, des vieux mots édentés qu’on croirait impuissants mais qui, sournois, cachent encore leur aigre sève juvénile, ces métaphores élimées qui tiennent du mort-vivant et que les savants appellent catachrèses ne laissent pas d’appeler notre vigilance : l’insulte « enculé » est-elle vraiment anodine ?

Dès lors, la perspective serait-elle d’établir un gros Index des mots interdits sur le modèle de la papauté et de son bras inquisitorial du XVIe siècle ? Anachronisme inepte. L’essentiel de la bataille est ailleurs : démasquer les barils, « lessiver les mots » avait dit le grand Brecht en 1938 ; donner vie et écho à des mots porteurs d’alternative, « lancer des mots dans le vocabulaire habituel » avait dit Aragon en comité central en 1974. Voilà bien, soyons-en sûrs, le sentier obligé de la nouvelle hégémonie à conquérir.
C’est un petit bout de ce chemin que nous aimerions faire avec ce dossier. La liste est bien sûr incomplète et la route inachevée : « totalitarisme », « élites », ou « social-démocratie » manquent sans doute à la liste comme tant d’autres : mots piégés, déformés, travestis. Cette courte liste pourra pourtant apparaître trop longue : tel mot que nous aurons jugé piégé sera vu comme parfaitement innocent… et peut-être l’est-il. Là encore, point d’anachronisme : nous ne visons pas l’érection d’un catéchisme ; nous visons, et ce n’en est pas moins follement ambitieux (prétentieux ?), l’insomnie des esprits, l’ininterrompue stimulation de la réflexion politique, loin de tous les sommeils trop sereins qui éloignent le succès et mènent droit à l’abîme. Puisse ce dossier consacré aux mots être résolument somnifuge.
Mais avant de vous laisser y entrer, laissons à Maïakovski (traduit par Aragon) le soin de conclure ce propos liminaire consacré au brûlant poids des mots.

« On gâche pour un seul et unique mot
mille et mille tonnes de minerai verbal,
mais qu’elle est consumante la brûlure de tels mots,
auprès de la braise du mot brut !
Ces mots-ci mettent en marche
pour des milliers d’années des millions de cœurs. » 

* Guillaume  Quashie-Vauclin est responsable adjoint de La Revue du projet.

Il y a actuellement 1 réactions

  • le poids des mots

    Il y a sans doute de quoi écrire un livre à propos de ces mots. Mais il y en a d'autres qui à l'opposé de ceux cités dans l'article, font passer pour de la pure démocratie, de la liberté absolue ou mieux encore pour des concepts allant de soi, les pires enfantements de de la société libérale. Tiens justement celui-là, quoi de plus rassurant à l'oreille que la société libérale ou encore le libéralisme économique, ces mots qui portent en eux l'absence de contraintes, donc davantage de liberté. Il y a aussi ceux qui font dans le modernisme et voudraient, à peine prononcés, faire couler ceux qui les utilisent dans le moule de la fatalité, comme la mon-dia-li-sa-tion. Mais oui mon pauvre vieux, que veux-tu faire contre ce monstre?

    Par Maryve, le 04 February 2013 à 05:28.

 

Le poids des mots, Guillaume  Quashie-Vauclin*

le 01 February 2013

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