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La place de la science dans la société 3/3*, Jean-Pierre Kahane*

Sciences

L’accès à la science pour tous était une conception révolutionnaire, elle
ébranlait les fondements religieux de la cité, elle a valu à Socrate sa
condamnation à mort.

Quels sont les changements intervenus pour les chercheurs ?

Les changements sont rapides et très inquiétants. Jamais la paperasse n’a été aussi envahissante. La pratique des contrats à court terme amène les chercheurs à mobiliser leurs forces pour obtenir des contrats puis d’autres contrats, au détriment de la recherche proprement dite. Les jeunes font un long parcours du combattant comme allocataires, assistants provisoires ou postdoc en espérant un poste permanent, et s’ils ont la chance d’être recrutés ils entrent dans un système où l’instabilité est programmée : c’est la politique générale de la recherche qui est en cause, avec Lisbonne et l’économie de la connaissance, avec la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) bien mal nommée, avec l’Agence nationale de la recherche (ANR) qui focalise les énergies, juste en ce moment, pour en obtenir des contrats, et avec la chasse aux contrats européens.
La réaction à ces changements dans le milieu se situe entre révolte et résignation. La révolte a eu lieu il y a 4 ans, avec la naissance du mouvement Sauver la recherche. En apparence, l’atmosphère est à la résignation : pour vivre et avoir les moyens de travailler, il faut bien passer sous les fourches caudines. Mais la révolte gronde sous la cendre ; elle peut être, ou non, un ferment de conscience politique pour mettre en cause le système actuel et le capitalisme lui-même.
La course à l’excellence avec la politique des laboratoires et initiatives d’excellence fausse la pratique de l’évaluation : l’évaluation peut être le paravent d’une entreprise de démolition. De cela le milieu prend conscience. Un signe parmi d’autres : le conseil scientifique du CNRS lance un cri d’alerte sur les conséquences négatives de la création des nouvelles structures telles que Labex et Idex sur l’ensemble de la recherche en France 

Quels sont les changements souhaitables ?

Les changements majeurs seront des changements politiques. Mais il y en a qui se préparent ou peuvent se préparer dans le milieu lui-même.
Il faut chasser le secret partout où il se niche : dans les instances de décision comme dans la pratique scientifique quotidienne. Dans les statuts votés par les universités au début des années 70 , qui attestaient d’une autonomie scientifique et pédagogique non négligeable, il était parfois indiqué que l’université s’interdisait les recherches à caractère secret. Mais il y a eu dérive depuis lors. Les universités ont accepté des contrats avec des clauses de secret. Plus grave, le financement des thèses de doctorat a abouti à soumettre au secret industriel des travaux de doctorants, interdisant de fait la soutenance publique de l’ensemble de la thèse. Cette pratique est inadmissible et doit être combattue.
Il faut améliorer par tous les moyens la communication entre les chercheurs. L’informatique et les télécommunications changent la donne. Le courrier électronique a détrôné les lettres, il est indispensable. La documentation électronique supplée pour une part les bibliothèques, il faut veiller à ce qu’elle ne passe pas au service des grands éditeurs privés. Dans le secteur des publications, la nouveauté la plus importante est constituée par les « Archives ouvertes », où les auteurs peuvent déposer leurs articles sans contrôle scientifique préalable. En contrepoint à la manie de la bibliométrie, voici un exemple remarquable. Le Russe Youri Perelman a obtenu la médaille Fields lors du dernier congrès international des mathématiciens sans avoir jamais rien publié ; ses travaux, révolutionnaires, avaient seulement été déposés dans des « Archives ouvertes ».
Au cours de l’histoire, la science a progressé parce que les découvertes ont été communiquées. Les modes de communication actuels sont à examiner de près : ils renferment des dangers, ne serait-ce que de rendre périmés les moyens précédents, mais aussi des possibilités infinies. En particulier, bien employés, ils doivent permettre aux jeunes de s’affirmer plus facilement.

Quels sont les liens, ou les oppositions, entre science et démocratie ?

Première réponse, qui est la position de Claude Allègre : il n’y a aucun rapport entre science et démocratie. En effet, on ne prouve pas un théorème en le mettant aux voix, et on n’élit pas les prix Nobel au suffrage universel .
Seconde réponse : il y a beaucoup de rapports. Quand Périclès vante la démocratie athénienne et son efficacité, il place en premier lieu le débat public et en second la décision majoritaire après le débat ; il dit aussi que le débat n’est pas niveleur, mais qu’au contraire il permet au peuple d’élire les meilleurs aux postes les plus responsables. Quand, plus de vingt siècles plus tard, Montesquieu définit l’Esprit des lois, il dit qu’en démocratie, où le peuple a la souveraine puissance, le peuple fait par lui même tout ce qu’il sait bien faire ; les élections viennent en complément, pour faire faire par des élus ce que le peuple ne sait pas faire directement.
On retrouve ces idées mises en pratique dans la vie scientifique, ou tout au moins admises comme inhérentes à la vie scientifique. Chaque individu, chaque équipe ou labo doit faire ce qu’il sait bien faire, c’est le point de départ ; il faut aussi s’aventurer à faire ce qu’on ne sait pas faire ; là le débat est indispensable, et plus il est approfondi, plus il est efficace. Enfin, quand les débats sont bien menés, ce ne sont pas les démagogues ou les faiseurs qui l’emportent, mais les meilleurs ; la démocratie est gage du succès dans le choix des leaders.
Cela, c’est la démocratie en vase clos, dans le milieu scientifique lui-même. Elle s’avère efficace dans le métier, et aussi au plan de la politique générale, qui est du ressort de la démocratie au sens large. Les débats approfondis entre physiciens des hautes énergies, les conclusions bien établies auxquelles ils parviennent sur les expériences cruciales et les instruments nécessaires pour les réaliser, ont entraîné la naissance puis le développement du Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN), qui est un modèle de coopération internationale.
Même en vase clos cette démocratie nécessite des structures ; celles établies après la Libération avec le Comité national de la recherche scientifique, puis celles des organismes de recherche et des universités, permettent en principe un exercice de la démocratie élargie à une institution assez large. Dans une vision dynamique de la recherche scientifique il faudrait l’élargir encore, et y faire participer la recherche menée dans les industries.
Cela ne suffit pas, mais c’est un bon début pour élargir le débat sur la science à l’ensemble de la société. Un tel début est d’ailleurs nécessaire dans tous les secteurs d’activité : la démocratie doit se développer dans les ateliers comme dans les laboratoires. C’est la condition d’un échange fructueux et de progrès à venir.

Quel contenu peut-on donner à une appropriation collective de la science ?

L’appropriation collective des moyens de production et d’échange est une vieille idée qui est toujours actuelle. Il ne s’agit pas seulement de partager les richesses, mais d’intervenir dans la façon de les produire. C’est la même logique qui s’applique à la production scientifique. Il s’agit pour la collectivité de se rendre maîtresse de la science et des conditions de sa production.
Je vois tout de suite Claude Allègre bondir. Comment ? Vous allez remettre à tout le monde, aux ignorants, la possibilité de dicter aux chercheurs ce qu’ils doivent faire ! C’est la pire des dictatures que vous voulez instaurer. Nullement. Nous voulons qu’au lieu des capitalistes ce soient les peuples qui aient la parole en toute chose, et cela comprend la grande activité humaine qu’est la recherche scientifique.
Et cela n’implique pas que chacun sache tout. Mais cela implique que toute la science acquise soit assimilée par la collectivité dans son ensemble. Les conséquences sont multiples. C’est la justification des cours avancés dans tous les secteurs de la recherche, pour ne rien laisser perdre des connaissances actuelles. D’où un effort considérable pour l’enseignement supérieur scientifique, hors de proportion avec les effectifs actuels. C’est aussi la justification d’un lien plus étroit entre tous les ordres d’enseignement. Et c’est aussi la nécessité d’un contact direct organisé entre les chercheurs et les citoyens sous toutes les formes possibles.

Doit-on distinguer science et technologie, découverte et invention, nouveauté et innovation ?
Dans l’histoire humaine la curiosité et l’inventivité ont eu un rôle fondamental. En gros, elles se sont cristallisées sous la forme de la science et de la technologie. Les découvertes sont du domaine de la science, les inventions du domaine de la technologie. Cela dit, il est parfois bien difficile de distinguer invention et découverte. Les inventions techniques sont inséparables du développement des sciences. On peut aussi arguer du fait que la science est une création humaine, qui crée et utilise ses propres outils, que ces outils engendrent souvent des concepts, et que ces concepts à leur tour engendrent des outils d’intérêt général. On pourrait ici multiplier les exemples ; même en se tenant à une seule science, disons les mathématiques, les illustrations sont légion.
La nouveauté en science peut être à très longue portée. La cryptologie contemporaine est l’application, après plus de deux millénaires, de la théorie de la décomposition des nombres en facteurs premiers. L’innovation au contraire se réfère à l’immédiat, et plus spécialement à l’intérêt immédiat du capital. C’est pourquoi on insiste tant aujourd’hui sur l’innovation. Le terme lui même évoque le court terme. Comment restaurer l’innovation comme objectif respectable ? je ne le vois possible que dans un changement politique profond.

L'expertise scientifique fait-elle problème ?

Oui, elle fait problème à bien des égards. C’est un mal nécessaire. Si le gouvernement du Sénégal envisage de grands travaux d’aménagement du fleuve, il faut en prévoir les conséquences pour l’état des sols, la navigation, la pêche et l’habitation des riverains. Une enquête est nécessaire. Le Sénégal ne dispose pas de spécialistes dans tous les domaines, mais il a d’excellents mathématiciens qui ont des contacts internationaux et peuvent être consultés sur les experts internationaux choisis dans les différents domaines. En effet, l’expertise a toujours une incidence financière, et les experts les plus respectables n’échappent pas au soupçon, souvent justifié, de conflit d’intérêt.
Dans la société actuelle, l’expertise s’étend à tous les secteurs dans lesquels il y a à gagner de l’argent par la chicane. Les experts se doublent donc de contre-experts, et les entreprises comme les praticiens tendent à s’assurer contre des expertises défavorables. Ce peut être désastreux dans le domaine médical, comme le montre l’exemple des États-Unis.
Je pense que l’avenir de l’expertise est de rejoindre son passé : les meilleurs experts sont les producteurs, et les producteurs sont responsables. À toutes les grandes époques, dont l’époque de la Libération en France, des grands travaux ont été décidés après un sérieux examen et confiés à des entreprises responsables, qui en France après 1944 ont été des entreprises nationales. Nous n’avons pas eu à nous en plaindre, ni pour l’efficacité ni pour la sécurité.

Quel est le rôle de l'éthique dans la pratique scientifique ?

Dans la pratique scientifique on ne doit pas tricher et on ne doit pas voler le voisin. Mais l’éthique du métier est aussi de bien faire ce qu’on a à faire, comme partout ailleurs. Et pour cela il faut, un peu plus qu’ailleurs, avoir un certain amour du métier. Cet amour se transmet et même s’enseigne, par simple contact. C’est un peu le rôle des directeurs de thèses, des responsables d’équipes, et, peu ou prou, de tous les chercheurs.
En gros, l’éthique fonctionne. Sans cela il n’y aurait pas d’évaluation possible par les pairs, ni de reconnaissance de paternité pour des résultats importants. Mais il y a aussi des cas douteux, où des résultats sont annoncés sans être établis, ou d’autres malhonnêtetés. Un sujet à la mode et qui nous vient d’Amérique est l’intégrité scientifique. On doit en débattre au sein d’un comité d’éthique à l’Académie des sciences, et je pourrai en dire plus à ce sujet dans quelques mois. Mais a priori je suis assez effrayé par une tendance qui vient d’outre-Atlantique : inclure dans tout contrat une clause éthique, avec obligation si l’on y a contrevenu de rembourser le montant du contrat. Comme un tel remboursement est impossible, il se dessine déjà un système d’assurance éthique, comme il y a des assurances pour les médecins en cas de procès. On voit les dégâts possibles.

* La Revue du Projet présente la fin des réponses de Jean-Pierre Kahane données lors d’un échange en janvier 2011. Il répondait alors à quinze questions sur le sujet. La réponse aux premières questions a été publiée dans La Revue du Projet, n° 14 (février 2012), la suite dans le n° 17 (Mai 2012).

*Jean-Pierre Kahane est mathématicien. Il est professeur émérite à l’université Paris Sud Orsay.

La Revue du projet, n° 20, octobre 2012
 

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La place de la science dans la société 3/3*, Jean-Pierre Kahane*

le 12 octobre 2012

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