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De l’art et du travail, Jacques Rancière*

En quoi les pratiques de l’art sont et ne sont pas en exception sur les autres pratiques.

« Dans l’hypothèse d’une “fabrique du sensible” le lien entre la pratique artistique et son apparent dehors, à savoir le travail, est essentiel. Comment, pour votre part, concevez-vous un tel lien (exclusion, indifférence...) ? Peut-on parler de “l’agir humain” en général et y englober les pratiques artistiques, ou bien celles-ci sont-elles en exception sur les autres pratiques ?

Dans la notion de “fabrique du sensible” on peut d’abord entendre la constitution d’un monde sensible commun, d’un habitat commun, par le tressage d’une pluralité d’activités humaines. Mais l’idée du “partage du sensible” implique quelque chose de plus. Un monde commun n’est jamais simplement l’ethos, le séjour commun qui résulte de la sédimentation d’un certain nombre d’actes entrelacés. Il est toujours une distribution polémique des manières d’être et des “occupations” dans un espace des possibles. C’est à partir de là que l’on peut poser la question du rapport entre l’ “ordinarité” du travail et “l’exceptionnalité” artistique. Ici encore la référence platonicienne peut aider à poser les termes du problème. Au troisième livre de la République, le miméticien est condamné non plus seulement par la fausseté et par le caractère pernicieux des images qu’il propose, mais selon un principe de division du travail qui a déjà servi à exclure les artisans de tout espace politique commun : le miméticien est, par définition un être double. Il fait deux choses à la fois, alors que le principe de la communauté bien organisée est que chacun n’y fait qu’une chose, celle à laquelle sa “nature” le destine. En un sens tout est dit là : l’idée du travail n’est pas d’abord celle d’une activité déterminée, d’un processus de transformation matériel. Elle est celle d’un partage du sensible : une impossibilité de faire “autre chose”, fondée sur une “absence de temps”. Cette “impossibilité” fait partie de la conception incorporée de la communauté. Elle pose le travail comme la relégation nécessaire du travailleur dans l’espace-temps privé de son occupation, son exclusion de la participation au commun. Le miméticien apporte le trouble dans ce partage : il est un homme du double, un travailleur qui fait deux choses en même temps. Le plus important est peut-être le corrélat : le miméticien donne au principe “privé” du travail une scène publique. Il constitue une scène du commun avec ce qui devrait déterminer le confinement de chacun à sa place. C’est ce re-partage du sensible qui fait sa nocivité, plus encore que le danger des simulacres amollissant les âmes. Ainsi la pratique artistique n’est pas le dehors du travail mais sa forme de visibilité déplacée. Le partage démocratique du sensible fait du travailleur un être double. Il sort l’artisan de “son” lieu, l’espace domestique du travail, et lui donne le “temps” d’être sur l’espace des discussions publiques et dans l’identité  du citoyen délibérant. Le dédoublement mimétique à l’œuvre dans l’espace théâtral consacre et visualise cette dualité. Et, du point de vue platonicien, l’exclusion du miméticien va de pair avec la constitution d’une communauté  où le travail est à “sa” place.
Le principe de fiction qui régit le régime représentatif de l’art est une manière de stabiliser l’exception artistique, de l’assigner à une tekhné, ce qui veut dire deux choses : l’art des imitations est une technique et non un mensonge. Il cesse d’être un simulacre, mais il cesse en même temps d’être la visibilité déplacée  du travail, comme partage du sensible. L’imitateur n’est plus l’être double auquel il faut opposer la cité où chacun ne fait qu’une seule chose. L’art des  imitations peut inscrire ses hiérarchies et exclusions propres dans le grand partage des arts libéraux et des arts mécaniques.
Le régime esthétique des arts bouleverse cette répartition des espaces.  Il ne remet pas en cause simplement le dédoublement mimétique au profit d’une immanence de la pensée dans la matière sensible. Il remet aussi en cause le statut neutralisé de la tekhné, l’idée  de la technique comme imposition d’une forme de pensée à une matière inerte. C’est à dire qu’il remet au jour le partage des occupations qui soutient la répartition des domaines d’activité. C’est cette opération théorique et politique qui est au cœur des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller. Derrière la définition kantienne du jugement esthétique comme jugement sans concept – sans soumission du donné intuitif à la détermination conceptuelle –, Schiller marque le partage politique qui est l’enjeu de l’affaire : le partage entre ceux qui agissent et ceux qui subissent ; entre les classes cultivées qui ont accès à une totalisation de l’expérience vécue et les lasses sauvages, enfoncées dans le morcellement du travail et de l’expérience sensible. L’état “esthétique” de Schiller, en suspendant l’opposition entre entendement actif et sensibilité passive, veut ruiner, avec une idée de l’art, une idée de la société fondée sur l’opposition entre ceux qui pensent et décident et ceux qui sont voués aux travaux matériels.

L’art redevient
un symbole du travail

Cette suspension de la valeur négative du travail est devenue au XIXe siècle l’affirmation de sa valeur positive comme forme même de l’effectivité commune de la pensée et de la communauté. Cette mutation est passée par la transformation du suspens de “l’état esthétique” en affirmation positive de la volonté esthétique. Le romantisme proclame le devenir-sensible de toute pensée et le devenir-pensée de toute matérialité sensible comme le but même de l’activité de la pensée en général. L’art ainsi redevient un symbole du travail. Il anticipe la fin – la suppression des oppositions – que le travail n’est pas encore en mesure de conquérir par et pour lui-même. Mais il le fait dans la mesure où il est production, identité d’un processus d’effectuation matérielle et d’une présentation à soi du sens de la communauté. La production s’affirme comme le principe d’un nouveau partage du sensible, dans la mesure où elle unit dans un même concept les termes traditionnellement opposés de l’activité fabricatrice et de la visibilité. Fabriquer voulait dire habiter l’espace-temps privé et obscur du travail nourricier. Produire unit à l’acte de fabriquer celui de mettre au jour, de définir un rapport nouveau entre le faire et le voir. L’art anticipe le travail parce qu’il en réalise le principe : la transformation de la matière sensible en présentation à soi de la communauté. Les textes du jeune Marx qui donnent au travail le statut d’essence générique de l’homme ne sont possibles que sur la base du programme esthétique de l’idéalisme allemand : l’art comme transformation de la pensée en expérience sensible de la communauté. Et c’est ce programme initial qui fonde la pensée et la pratique des “avant-gardes” des années 1920 : supprimer l’art en tant qu’activité séparée, le rendre au travail, c’est-à-dire à la vie élaborant son propre sens.
Je n’entends pas dire par là que la valorisation moderne du travail soit le seul effet du mode nouveau de pensée de l’art. D’une part le mode esthétique de la pensée est bien plus qu’une pensée de l’art. Il est une idée de la pensée, liée à une idée de partage du sensible. D’autre part, il faut aussi penser la façon dont l’art des artistes s’est trouvé défini à partir d’une double promotion du travail : la promotion économique du travail comme nom de l’activité humaine fondamentale, mais aussi les luttes des prolétaires pour sortir le travail de sa nuit  de son exclusion de la visibilité et de la parole communes. Il faut sortir du schéma paresseux et absurde opposant le culte esthétique de l’art pour l’art à la puissance montante du travail ouvrier. C’est comme travail que l’art peut prendre le caractère d’activité exclusive. Plus avisés que les démystificateurs du XXe siècle, les critiques contemporains  de Flaubert marquent ce qui lie  le culte de la phrase à la valorisation du travail dit sans phrase : l’esthète flaubertien est un casseur de cailloux. Art et production pourront s’identifier au temps de la Révolution russe parce qu’ils relèvent  d’un même principe de repartage du sensible, d’une même vertu de l’acte qui ouvre une visibilité en même temps qu’il fabrique des objets. Le culte de l’art suppose  une revalorisation des capacités attachées à l’idée même de travail. Mais celle-ci est moins la découverte de l’essence de l’activité humaine qu’une recomposition du paysage du visible, du rapport entre le faire, l’être, le voir et le dire. Quelle que soit la spécificité des circuits économiques dans lesquels elles s’insèrent, les pratiques artistiques ne sont pas “en exception” sur les autres pratiques. Elles représentent et reconfigurent les partages de ces activités. »

Extraits de Le partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, publiés avec l’aimable autorisation de l’auteur.

*Jacques Rancière est philosophe. Il est professeur émérite à Université de Paris VIII

 

La Revue du projet, n° 20, octobre 2012
 

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De l’art et du travail,  Jacques Rancière*

le 12 October 2012

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