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La culture dans l'entreprise : quel dialogue possible ? Jean-Michel Leterrier*

Si nous l'avions oublié l'actualité se ferait fort de nous rappeler que l'opposition Capital/ Travail est toujours à l'œuvre, mais si derrière ce couple infernal, l'incidence économique est d'emblée reconnue, elle ne doit pas cacher que la question culturelle est bel et bien, elle aussi décisive.

L a reconnaissance de la culture au sein de l'entreprise fut longtemps contestée par le patronat, même si la création des comités d'entreprise en 1945 constitua une rupture décisive.
Pour autant les relations entre le monde de l'entreprise et celui de la culture ne furent pas un long fleuve tranquille, loin s'en faut, tant cette reconnaissance porta et porte toujours de rudes coups aux politiques de gestion patronale. Cette histoire pourrait se résumer en cinq phases.

La construction du syndicalisme

Première phase, c'est à l'aube des années 1850, au tout début de la grande industrialisation, que le patronat, afin de sédentariser une main-d'œuvre qu'il juge trop mobile, organise autour de l'entreprise une véritable toile d'araignée tentaculaire « les œuvres sociales patronales ». Le patron qui est aussi souvent le maire et le député, régente de « la naissance au cimetière » la vie des habitants : stade de foot, harmonie municipale, fanfare, caisse de solidarité, école professionnelle, hôpital, mutuelle… Tout est géré, organisé, subventionné et surtout contrôlé par le patron.
C'est contre cette mainmise paternaliste que va se construire le syndicalisme, et ceci n'est pas la moindre des exceptions culturelles françaises. Les premiers syndicats de métier vont très vite revendiquer la gestion des affaires qui les concernent en créant eux-mêmes leurs propres caisses de solidarité, leurs mutuelles, leurs clubs sportifs... En proposant au sein des universités populaires dès leurs premières années à la fin des années 1880, des cours d'économie politique, de philosophie, d'histoire, des ateliers d'arts plastiques, de théâtre, des conférences avec des intellectuels, des écrivains, des lectures collectives...
En 1895, année de sa création, la CGT, née de la fusion des Fédérations de métiers et de la Fédération nationale des Bourses du travail, trouve dans sa corbeille de naissance une riche tradition de gestions sociale et culturelle. Ce mouvement va encore s'amplifier jusqu'aux années 1936, des fédérations telle celle des métaux se dotent d'un solide patrimoine, sanatorium, centre de loisir, polyclinique, centrale d'achat, bibliothèques…
La victoire du Front populaire signe un retournement du rapport de forces tout en marquant la fin de cette première phase.

La création des comités d’entreprise
C'est dans la Résistance, dans le programme du CNR, puis à la Libération, que se construit la seconde phase. Les grandes nationalisations, la création de la Sécurité Sociale, des caisses vieillesse et retraites, puis celle des CE transfère enfin le pouvoir aux salariés...
Dans les entreprises les « œuvres sociales » sont « rétrocédées » à partir de 1945 aux comités d'entreprise. Ceux-ci vont s'employer en quelques années à substituer à la notion « d'œuvres sociales » celle « d'activités sociales et culturelles ». Derrière ce glissement sémantique se donne à lire une farouche volonté de s'affranchir des concepts d'assistanat, de caritarisme, de paternalisme, et de creuser une conception de la culture émancipatrice, héritière des « Lumières ». De la « Bataille du livre » au soutien de l'aventure du TNP de Jean Vilar, les CE innovent, construisent. Ils se dotent d'un patrimoine important dans le tourisme social, invitent des artistes et aident à la création de nombreuses œuvres artistiques. Mais les obstacles patronaux sont toujours nombreux, bibliothèque de Renault Billan­court déménagée en une nuit, il faudra attendre 1982 pour que le bibliobus du CE Peugeot Montbéliard puisse enfin pénétrer dans l'entreprise.

Introduction du concept « culture d’entreprise » et mécénat culturel

Une troisième phase s'inaugure à l'orée des années 80, le patronat tente de reprendre la main en déployant le concept de « culture d'entreprise ». Slogan qui cache, en fait, deux opérations de nature distincte, la première d'ordre idéologique a pour finalité la recherche d'un consensus au sein de l'entreprise, « nous sommes tous sur le même bateau », « nous devons ramer ensemble », « nous partageons les mêmes valeurs », « l'entreprise est une communauté culturelle ». Les syndicats ne seront pas dupes et cette opération idéologique sous couvert de caution culturelle fera long feu. La seconde, rendue possible par de nouvelles dispositions législatives, permet aux entreprises, en fait aux employeurs, de faire œuvre de « mécénat culturel » et de bénéficier en retour d'allégements fiscaux substantiels. Il va s'en dire qu'un certain nombre d'entreprises profiteront de cette ouverture sans que le comité d'entreprise, pourtant décisionnaire en la matière depuis la loi de 1946, ne soit consulté ni même informé. La Fondation Renault Art Industrie, par exemple qui rassemble la plus grande collection d'œuvres du peintre Vasarely n'a jamais fait l'objet d'une information devant le CE et n'a donc encore moins été présentée aux salariés de l'entreprise qui en sont pourtant en quelques sortes les copropriétaires.

La culture au travail

La quatrième phase s'ouvre dans les années 1990, lorsque la CGT met en avant le double concept de « la culture au travail ». Double parce qu'il s'agit tout à la fois de revendiquer et de faire reconnaître l'action culturelle menée par les CE et dans le même temps d'affirmer que le travail, en tant que tel, est en lui même producteur de culture. Ainsi l'entreprise est tout à la foi « réceptacle » de culture grâce à l'action culturelle mis en œuvre par les CE, tout en étant dans le même mouvement, un « foyer », un « creuset », de culture parce que le travail est lui même culture. Cette affirmation est au cœur des batailles syndicales d'hier et d'aujourd'hui.
En effet, le patronat a toujours tenté, et longtemps réussi, à déconnecter le travail de la culture, à extraire la culture du travail. Le Fordisme, le taylorisme, hier, la parcellisation des tâches, le télétravail, la précarisation des tâches, tout fut fait, tout est fait pour briser le collectif de travail.
Le combat pour tenter de faire reconnaître « le travail réel » et non le « travail prescrit » reste un combat culturel de premier ordre.

Le défi d’aujourd’hui

Nous entrons aujourd'hui dans une cinquième phase en forme de défi lancé aux comités d'entreprise, à savoir tenir les deux bouts de la culture « au » travail et de la culture « du » travail.
La tâche est rude pour les syndicats qui doivent se battre sur les deux fronts, d'une part, développer des activités sociales et culturelles émancipatrices qui se démarquent du consumérisme ambiant, qui se singularisent en suscitant la citoyenneté, la lucidité, en provoquant le pluralisme des idées, des images, des imaginaires, c'est à dire en agissant à « contre courant » des média et de la société de consommation, ce qui n'est pas tâche facile.
L'autre front, lui aussi est plus que décisif, il s'agit de la bataille pour le contenu, les conditions et l'exercice du travail. Il faut rendre celui-ci davantage qualifiant, davantage épanouissant ...Il n'y a pas de fatalité en la matière...
Les deux combats sont liés, et plus que jamais interdépendants, pas de loisirs et de pratiques culturelles épanouissants sans travail qualifiants. L'usage de ce temps que l'ont dit improprement « libre » est modelé, aspiré, hanté par la sphère du travail.
Aujourd’hui les CE sont doublement menacés, directement par les fermetures de sites, les délocalisations, les suppressions d'emplois et indirectement par eux-mêmes s'ils cèdent à la facilité, s'ils s'alignent sur les demandes consumérismes, ou redistribuent leur subventions en chèques lire, et autres chèques de tous ordres. Bref s'ils perdent leur singularité, leur spécificité, leurs raisons d'être, les CE sont aussi menacés par eux-mêmes.
C'est donc un double combat qu'ils doivent mener, celui pour la bataille de l'emploi, de son contenu, de sa qualité, de sa « plus-value » sociale et culturelle. L'autre combat concerne la qualité et la singularité des activités sociales et culturelles qui doivent être, devenir, ou redevenir, des activités au service de l'épanouissement des salariés, des outils au service d'une pleine et riche citoyenneté.
Le dialogue culturel dans l'entreprise c'est le dialogue, le métissage entre ces deux réalités culturelles. Le patronat l'a bien compris qui cherche à faire entrave au bon fonctionnement du CE (la très grande majorité des CE perçoit beaucoup moins de 1% de la masse salariale) et qui fait pression pour « déculturer » cette expérience majeure qu'est le travail. Ceux qui aujourd'hui, se gaussent ou caricaturent l'action des comités d'entreprise, seraient bien inspirés d'aller voir ce qui se passe dans le travail, car quand le travail est malmené la culture toujours en souffre.

*Jean-Michel Leterrier est syndicaliste et essayiste.

La Revue du projet, n° 20, octobre 2012
 

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La culture dans l'entreprise : quel dialogue possible ? Jean-Michel Leterrier*

le 12 octobre 2012

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