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Retrouver la dignité de penser dans une culture de la marchandise, Roland Gori*

Aujourd’hui la nouvelle colonisation des esprits passe par l’extension du langage de l’économie, de ses valeurs, de sa fonctionnalité, de ses caractères quasi anonymes, abstraits et sans expressivité, pour abolir les particularismes culturels des classes sociales et nier chaque subjectivité.

L’ humain se transforme en « capital  » que l’on doit exploiter comme « ressources », et auquel on apprend à « gérer » ses émotions, son deuil, ses « habiletés sociales », ses « compétences cognitives », au prétexte d’accroître ses « performances » et sa « compétitivité ». La vie devient un champ de courses
avec ses « handicaps », ses départs, ses « deuxièmes chances » et son arrivée.

Au point que la notion d’handicap tend à envahir tous les champs : celui de l’école, de la psychiatrie, de la psychologie, de la médecine, du travail social, de l’économie, de la sociologie… Mais d’où vient ce mot ? Le terme provient de l’anglais  hand in cap, « la main dans le chapeau », primitivement jeu de hasard appliqué ensuite aux courses de chevaux au XVIIIe siècle. Le terme « handicap » a été introduit en français « avec l’idée d’égaliser les chances des concurrents en imposant aux meilleurs de porter un poids plus grand ou de parcourir une distance plus longue. Par extension, le terme […] se dit de tout désavantage imposé dans une épreuve à un concurrent de qualité supérieure. De là vient […] le sens figuré d’“entrave, gêne”, “infériorité” […] » Le participe passé du verbe « handicaper », d’abord dans le domaine hippique et ensuite dans le champ social désigne une personne désavantagée, et notamment une personne désavantagée par une déficience physique ou mentale. C’est un concept très intimement lié à l’esprit de compétition établissant l’idée de jugement comparatif de la valeur des objets, des chevaux puis des personnes. Définir la souffrance d’un individu à la lumière de ses chances à concourir dans le champ social participe d’une civilisation sportivo-managériale des mœurs. L’extension aujourd’hui du terme, « handicap », se révèle comme un symptôme de la maladie de notre civilisation et des formes de savoir qu’elle produit.

Savoir, pouvoir et pratiques sociales

 Les formes du savoir à une époque donnée et dans une société donnée sont inséparables des formes de pouvoir, des pratiques sociales en œuvre à ce moment-là. Cela ne veut pas dire bien évidemment que les découvertes scientifiques soient de pures constructions sociales – conception aussi absurde que dangereuse – mais que la culture, dont elles émergent, favorise ou inhibe leur apparition et leur développement. L’historien de la médecine, Henry Sigerist, montre que la découverte de la physiologie de la circulation par Harvey est inséparable de l’histoire intellectuelle de l’Europe au début du XVIIe siècle, de l’épanouissement du baroque, qui donne à la science médicale ce point de vue perspectiviste ouvert à l’illimité et l’infini qui permet de passer du modèle anatomique à l’idéal physiologique. J’ai également souligné que la naissance de la démocratie en Grèce au Ve siècle avant J.C., se révélait inséparable du développement de la pensée rationnelle, et comment cette rationalité s’est trouvée elle-même conditionnée par la vie sociale. La transformation des pratiques sociales des Grecs qui s’étend du VIe au IVe siècle avant J.C., ne concerne pas seulement la vie politique, l’isonomie, sur laquelle elle se fonde, se révèle comme une matrice de civilisation qui décompose, recompose et modèle tous les secteurs de la vie sociale et réorganise les cadres de pensée. Le savoir rationnel émerge d’une émancipation politique, et en retour le savoir favorise le développement de l’émancipation.
Tant que la Loi qui gouverne une Cité ou une Nation est fondée sur les textes sacrés ou la tradition, on peut toujours discuter et se disputer à l’infini peu importe, mais le politique s’inscrit dans l’hétéronomie, il dépend d’une métaphysique, d’une religion ou d’une idéologie. À partir du moment où la Cité, la Nation écarte toute référence à une Loi sacrée, le politique s’ouvre sur le paradoxe d’une liberté qui oblige.
Je veux dire par là que le propre et l’apport d’une société authentiquement démocratique, c’est d’inviter les citoyens à se confronter à la question : que devons-nous penser dès lors que nous refusons que quelqu’un nous dicte ce que nous devons penser et faire ? Comment trouver des critères de vérité et de justice pour décider ? La question dès lors n’est plus de savoir si ce que l’on pense ou ce que l’on fait est conforme aux prescriptions des lois religieuses ou morales, mais plutôt de soutenir l’angoisse devant la liberté d’un être qui, avec ses égaux, dans le débat politique autant que scientifique, cherche les critères à même de fonder une vérité qui puisse donner un ordre au chaos.
C’est l’enseignement de l’histoire des démocraties, de leur origine à leur renouvellement constant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » écrit René Char. Tel est le lien entre la démocratie et le savoir.

Au nom du savoir le pouvoir fabrique de la servitude volontaire

Mais qu’en est-il aujourd’hui des formes du savoir dans notre civilisation ? L’émancipation que permettait le savoir semble avoir laissé place à sa transformation en instrument de soumission sociale. Au nom du savoir, le pouvoir fabrique de la servitude volontaire. Le pilotage par les chiffres, dans tous les domaines de la vie sociale, marque un passage des discours narratifs de légitimation sociale aux discours non-narratifs. Cette transformation générale de la nature du savoir qui dicte aujourd’hui les manières de rendre compte du monde, de gouverner et de vivre, le rapproche sans cesse des lois indiscutables du sacré, nommé aujourd’hui pragmatisme. Cette transformation de la nature du savoir qui privilégie la part technique, instrumentale du langage – l’information – aux dépens de sa part fabulatrice, de ses fictions et de sa mise en récit, est un fait de civilisation, une machine de gouvernement autant qu’une fabrication des subjectivités. Le sens se perd au profit de la forme, le savoir est traduit et toléré uniquement dans le langage de machine. L’ordinateur qui calcule de manière prodigieuse toutes les données à sa portée, qui réalise merveilleusement toutes sortes d’opérations ne connaît pas le sens de ce qu’il fait. La connaissance devient une information-marchandise, et la hiérarchie des savoirs qui la composent repose sur la capacité de leurs résultats à être traduits dans ce langage de machine. Dans cette nouvelle forme de censure sociale des savoirs, l’art et les « humanités » sont les grands perdants.

Retrouver le goût de la culture et le sens de l’éducation populaire

Aussi importe-t-il de retrouver l’art de raconter et de partager nos expériences. C’est par le « souci » du récit, comme par les pratiques des arts, que nous pourrons lutter contre ce monde de mort, que nous pourrons retrouver le goût de la culture et le sens de l’éducation populaire sans lesquels nous perdrions notre « humanité dans l’homme » autant que notre dignité démocratique. À la suite de Jaurès, je pense qu’il ne saurait y avoir d’émancipation sociale et politique sans émancipation culturelle.
L’ouvrier, le paysan, l’enseignant, le médecin, le juge, le chercheur etc. qui voit son savoir et son savoir-faire confisqués par la machine (ou l’ordinateur) est devenu un prolétaire, un artisan exproprié de son acte et à terme de son existence. Seuls le récit, l’art, le débat scientifique, le débat politique, avec ce qu’ils permettent du partage de l’expérience et ce qu’ils postulent du principe d’une égalité, peuvent rétablir l’humain dans ses droits. Les chiffres nous serviront pour parler, pas pour nous faire taire. N’oublions pas que : « la raison est régulière comme un comptable ; la vie, anarchique comme un artiste ».

*Roland Gori est psychanalyste. Il est professeur émérite de psychopathologie à l’Université de Marseille. Il a initié l’Appel des appels.

La Revue du projet, n° 20, octobre 2012
 

Il y a actuellement 1 réactions

  • incompréhension du mot "isonomie"

    J'essaie de lire régulièrement la REVUE DU PROJET et le thème de la "culture" attire toute mon attention tellement je ressens ce besoin (sans être du tout un spécialiste !)dans l'activité pour parvenir à une autre Société.

    Par Lazare Chanaleilles, le 26 October 2012 à 12:50.

 

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le 11 October 2012

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