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Une société de partage du sensible, Nicolas Dutent*

«Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou " critique critique ", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activité exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. »

Dès l’Idéologie allemande, Marx refusait la segmentation arbitraire des activités humaines et des rôles auxquels notre condition notamment sociale nous assigne. L’idée selon laquelle l’affirmation et la réalisation de soi passent par une voie unique est radicalement écartée, voire discréditée. Le mouvement qu’appelle et génère le projet communiste ne peut effectivement se contenter de limiter ainsi l’offre des expériences au monde. Or, les logiques capitalistes à l’œuvre dans les « démocraties modernes » valident et acceptent de fait la répartition déterminée sociologiquement du savoir et l’exclusivité des jouissances intellectuelles.

L’art, s’il demeure réduit par une partie des forces réactionnaires à sa dimension purement consumériste et/ou industrielle, doit redevenir pour la gauche le lieu et les occasions par lesquelles tous les individus sont amenés à partager une expérience sensible, indistinctement de leurs capacités initiales. La défense du droit « à éprouver et cultiver le beau » en multipliant les expériences esthétiques n’est jamais un vœu pieu ni une idée abstraite : elle incarne au contraire, à travers les gestes de la pensée et de la création, un attachement ferme à l’accès « à la citoyenneté, la liberté, l’égalité ».

Prôner une véritable démocratie culturelle, c’est revendiquer une société de citoyens épanouis et conscients, tous capables de penser et qui refusent de n’être valorisés ou considérés que sur le plan comptable. La crise économique multiforme que nous vivons s’impose avec la force d’une évidence, mais qu’est-il fait pour prévenir, éviter ou même contenir la « crise culturelle » qui se profile ?

Force est de constater que ce sont les mêmes élites qui jouissent le mieux et le plus durablement de l’offre culturelle et artistique, en qualité et en diversité. Une refondation du rapport de l’art à la société, de l’art au travail, de la politique à l’esthétique… ne peut faire l’économie d’une transformation profonde de cette relation privant de nombreux groupes sociaux (relativement) de toute possibilité d’expression et de manifestation artistiques, excluant ainsi la majorité même du corps social des fruits de cet apprentissage. Or, nous n’entrons pas dans l’art ou en art comme on pousse les portes de son supermarché. La méconnaissance des codes esthétiques, l’ignorance des présupposés et référents historiques, des comportements correspondant à ces savoirs et leur apprivoisement… n’en finissent pas de maintenir bien vivante cette ségrégation culturelle qui sévit sans pousser un cri ni verser une goutte de sang.

Sans les relais institutionnels, associatifs et pédagogiques que représentent l’école, les missions d’éducation populaire, les comités d’entreprise, les ateliers d’initiation… cette promesse n’est rien. Aussi, que ce soit dans l’entreprise, au sein de la famille, dès l’école élémentaire jusqu’aux bancs de l’université… la création – par-delà les considérations et les débats portant sur la formation et la légitimité du jugement du goût – doit être approchée comme un but et/ou une fin en soi, existant pour lui-même et par lui-même. Il apparaît pourtant que les disciplines valorisant ou cultivant la formation et la consolidation de l’esprit critique de jeunes gens en capacité d’observer et de penser le monde à l’abri des discours n’offrant que la rentabilité immédiate pour toute perspective, sont volontairement bafouées ou reléguées au rôle de « supplétif culturel ». Pour lutter contre l’uniformisation de la pensée ou le tri organisé entre savoirs utiles et dispensables, il faut abandonner la croyance selon laquelle un champ de connaissances posséderait un primat sur un autre. Une éducation artistique et une ouverture culturelle véritablement partagées permettront de sortir du schéma de domination sociale persistant élites « savantes » peuple « à cultiver ».

Le moyen le plus sûr et efficace d’offrir à tous les connaissances et pratiques artistiques qu’il transportera (voire transformera) toute sa vie comme à la fois une stimulation de ses potentialités et un éveil de son imaginaire, est que l’école républicaine place chacun devant les mêmes possibles. Entendons par là des invitations concrètes incitant à devenir à la fois spectateur et acteur de la chose artistique comme de l’expérience culturelle.

Si on adhère avec Marx à l’idée selon laquelle « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », n’attendons pas, n’attendons plus pour dénoncer et dépasser « la concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son écrasement dans la grande masse des gens ». 

*Nicolas Dutent est responsable des rubriques Regard, et Mouvement réel de la Revue du Projet. Il est le coordonateur de ce dossier.

La Revue du projet, n° 20, octobre 2012

 

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Une société de partage du sensible, Nicolas Dutent*

le 11 October 2012

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