La revue du projet

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Premier café, Philippe Masselot*

Ainsi, la fin du monde n’avait pas eu lieu…
Ce fut sa première pensée, avant même d’ouvrir les yeux. À l’abri derrière les paupières closes, il sentit son corps s’éveiller, une fois encore, son souffle et son cœur prendre leur rythme de croisière. Il déplaça doucement la main droite, identifia la surface molletonnée du drap. Finalement, il avait regagné son lit, d’instinct, ou au radar, après avoir vidé les bouteilles en l’honneur de cette Saint-Sylvestre qui, au dire de certains, n’aurait pas dû arriver.
Il ouvrit doucement les yeux. Une franche lumière entrait dans la chambre par la seconde fenêtre dont il avait oublié de baisser le volet, la veille au soir.
Il se tourna sur le dos, commença à étendre les jambes mais suspendit son effort quand il sentit venir la crampe dans le mollet. Les toxines du vin blanc… Il se redressa, posa les pieds au sol, et la douleur disparut.
Il avait dormi tout habillé, ou presque : il lui manquait l’une de ses Converses. Machinalement, il chassa l’autre du bout des orteils. La chaussure atterrit à côté de ce qu’il identifia comme une petite culotte de Cassandra.

Trois. Et demi. Preuves indiscutables de sa beuverie de la veille, les cadavres de Muscadet traînaient entre les coquilles d’huîtres et de bulots éparpillés à même la nappe. À la vision du chantier, comme disait sa mère, il se sentit d’un coup fatigué et barbouillé. L’odeur de marée basse et de vin aigri chassa toutes ses autres impressions. Il ouvrit la porte de la cuisine et respira un grand coup sans franchir le seuil. Un franc soleil ne venait pas encore à bout des traces de gelée qui blanchissaient la pelouse. Sous le rosier taillé et préparé pour l’hiver il devina une touffe de perce-neige qui pointaient le bout de leur tige. Encore quelques jours et les petites fleurs seraient là.
Le téléphone le rappela à l’intérieur. Premier coup de fil de l’année…
« Oui, merci maman, toi aussi, une excellente année. Non, je n’ai pas oublié. Treize heures, ça ira ? OK, bye… »
Il prépara du café puis entreprit de mettre un peu d’ordre dans la cuisine, l’esprit ailleurs. Le souvenir de sa soirée n’était pas très clair. Il y avait eu les courses, dans  l’après-midi, puis sa remarque anodine et les cris de Cassandra, la porte qui avait claqué. Finalement, elle n’était pas rentrée cette fois, le canapé était resté vide. Il s’efforça de ne pas s’inquiéter. Ils n’avaient encore rien bu quand leur dispute avait éclaté, il était tôt. Elle avait dû aller chez les Delcambre. À coup sûr. Il voyait très bien cette petite garce de Julie en consolatrice prête à en rajouter. Car elle n’avait pas pu lui donner les raisons exactes de leur dispute. Toujours la même chose, ses idées à la con…
Le crachotis de la cafetière le ramena vers la cuisine. Il se servit une bonne tasse, se souhaita bonne année en la levant devant lui.
Toujours les mêmes horreurs… Et si on profitait de l’année nouvelle pour repartir de zéro. Trois cent soixante cinq jours tout neufs. Un gamin, un bébé, c’est ça qu’il lui fallait peut-être, qu’elle oublie le reste, ses discours, ses thèses qui ne lui ressemblaient pas…
Il eut soudain très envie d’une présence, qu’on lui parle. Quelle drôle de façon de démarrer l’année, seul entre les reliefs d’un repas en célibataire. Il alluma la radio. Eux non plus, là-bas, à l’autre bout des ondes, ne semblaient pas vouloir profiter de cette nouvelle année pour repartir sur du neuf, chasser toute la merde et se dire : on essaye autre chose ! La même pub pour le nutella qu’hier, que l’année d’avant.
« Bonne année à ceux qui viennent de nous rejoindre. Nous sommes le premier janvier deux mille treize, les infos, Claire Cervajean.
— Bonjour. Moins de voitures brûlées cette année dans notre région, le préfet se félicite des mesures préventives mises en place notamment dans l’agglomération lilloise où le nombre de véhicules incendiés a été divisé par deux par rapport à deux mille douze. Par contre cette nuit une vingtaine de sépultures de soldats juifs et musulmans ont été profanées au cimetière militaire d’Écoivres, à proximité d’Arras. Nous entendrons tout à l’heure la réaction indignée du conservateur de ces sites. Pour l’heure, nous rejoignons météo-France… »
Il coupa la radio : un bruit de moteur, des roues qui écrasent les cailloux de l’allée. Il se leva et vit Cassandra qui descendait de la clio. Il fut soulagé. Comment l’accueillir ? Il se jette dans ses bras, ou feint l’indifférence. Le visage sombre de la jeune femme mit un terme à ses hésitations.
Elle ôta son blouson et le posa sur la première chaise.
« Tu veux un café ?
— Je vais me servir. »
Silence café, les yeux dans le vague. Il se glissa sur la chaise qui lui faisait face.
« Alors ?
— Quoi ?
— Bonne année…
— Connard. »
Il posa sa tasse.
« Écoute… »
Ça recommençait. Du coup ses arguments de renouveau, le bébé, tout ça lui semblait beaucoup moins évident. Elle posait les coudes sur la table, tenait négligemment son bol à hauteur de son joli visage. Son pull moulait sa poitrine, ses seins sur lesquels il avait encore posé sa tête quelques jours auparavant. D’un coup il eut très envie de lui faire l’amour, de lui crier qu’il l’aimait, de lui montrer. Mais…
Elle avait terminé son café. Elle posa le bol, le regarda, cruelle et moqueuse.
« J’écoute… »
Il s’entendit prononcer :
« J’ai écouté la radio ce matin. »
Elle pencha la tête en arrière et adressa au plafond un rire silencieux.
Il continua :
« Tu y étais ? »
Elle lâcha un petit gémissement. Triomphe retenu.
« Bien sûr. Tu aurais dû y être aussi. »
Il secoua la tête. Année nouvelle. Repartir sur des bases neuves. Pas celles qu’il avait envisagées, un temps.
« Non, je ne veux plus entendre ces conneries. Ta race supérieure, les autres dehors…Tout ça, c’est terminé. »
Elle continuait d’afficher un sourire imperturbable. Il savait que sa voix tremblait. Il tenta malgré tout une manœuvre désespérée, même s’il n’en avait plus tout à fait envie, histoire de ne pas avoir de regrets, un jour, ou tout à l’heure. Dans un souffle, il ajouta :
« J’avais pensé, toi et moi… un bébé… et puis…
— Et puis ?
— Rien. »
Le sourire de Cassandra se transformait peu à peu en rictus de mépris. Il savait ce que cela annonçait. La même scène, les arguments nationalistes cent fois repris, la porte qui allait claquer. Il prit les devants.
« Alors voilà…Je ne crois pas en tes théories. Et même, je crois que je vais prendre le contrepied. Non, tais-toi, cette fois c’est à toi d’écouter. Je t’ai aimée, mais je crois que tout ça c’est en train de se terminer. Je vais avoir mal, très… (il vit son sourire revenir un instant), mais tant pis. Tu vas sortir de ma vie. Tu vas rejoindre les autres ordures avec qui tu étais cette nuit.
— Tu me vires ? »
La voix reflétait sa stupéfaction. Il en ressentit une certaine joie.
« Oui. »
Il posa une fois encore les yeux sur la courbe de sa poitrine. Ne pas faiblir…
«  Tu dégages. Je déposerai tes affaires chez les Delcambre tout à l’heure. »
Le bol frôla sa tête et alla se pulvériser sur le mur. Il n’avait pas bougé.
« Salaud.
— Non, je ne crois pas. Mais cela irait peut-être bien à quelqu’un qui renverse des croix ou d’autres trucs religieux dans un cimetière. »
Elle fit deux pas vers la porte, saisit son blouson, puis se retourna vers lui.
« Tu vas me dénoncer ? »
Il sourit tristement. Elle en était là…
« Non. Ça, ce sont vos méthodes. »
Elle releva la tête avec une certaine fierté, s’habilla.
« Je vais faire mieux, précisa-t-il.
— Quoi ? »
Il perçut une certaine inquiétude dans sa voix. Ça n’était pas si difficile, finalement. Il détailla une dernière fois la silhouette si familière, les jambes moulées dans le jeans faussement élimé. Il prit deux secondes avant de répondre, maintenant sa voix était posée. Il la regarda droit dans les yeux :
« Me méfier. »

*(Rédigé dans la XIe circonscription du Pas-de-Calais, juin 2012).
Dernier ouvrage paru : Stop au tueur de crabes !, Airvey jeunesse éditions, 2012.

La Revue du projet, n° 19, septembre 2012

 

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Premier café, Philippe Masselot*

le 07 September 2012

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