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Froid froid froid le printemps sera froid, Chantal Montellier*

TGV EXPRESS Paris-Lyon, 6 mai 2013. Une plasticienne sexagénaire, cherche sa place dans ce train bondé. Tous ces voyageurs inquiets, nerveux… Ça ressemble à une sorte d’exode. Mais un exode sans panique, presque cool. Tous font semblant d’être calmes, détendus, souriants comme s’ils partaient en week-end, en vacances... mais en réalité !

En réalité, c’est l’angoisse. La grande. Celle qui sert le cœur, noue les tripes, donne la nausée, fait vaciller…
Judith se sent comme un déserteur, une fuyarde. Elle fuit la vie dans la capitale, devenue impossible. Trop chère, trop dure, trop dégradée…
Le quartier de l’artiste, dans le 18e, est devenu en quelques mois une sorte de Bowery, cette partie du sud de Manhattan, qui fut le symbole de la Grande Dépression économique des années 30.

De plus en plus de Parisiens, de tous milieux, mangent désormais, comme aux États-Unis, grâce à ce qu’on appelle des  food’s tickets. Food’s tickets ! Comme si les mots « tickets de nourriture » étaient trop difficiles à prononcer. Américanisés jusque dans la récession, la dégringolade. Après le « rêve américain » le cauchemar ! Le Soleil vire au Vert ici aussi.
 
***

Flamby, le président des bobos, élu en mai 2012 n’a rien pu faire contre le monde de la finance. Même pas deux ans de résistance  pour l’honneur, comme un Mitterrand. « La gauche a été au gouvernement pendant 15 ans et nous avons ouvert les marchés à la finance et aux privatisations, libéralisé l’économie, il n’y a  rien à craindre ! » avait-il déclaré à la presse anglo-saxonne au début de sa campagne.

Même si les illusions étaient petites, la déception est grande et a évolué très vite en dépression pour les uns, en révolte pour les autres.
 
Sur la plate-forme du train prêt à partir, Judith échange quelques mots avec une amie, via son téléphone portable :
« Oui, oui, Val, ça y est, je m’en vais. Je quitte Paris. Je n’en peux plus. Mon quartier est devenu invivable. Comme il y a pas mal de gens de couleur, les racistes de Le Pen s’en donnent à cœur joie… J’ai pris des coups plusieurs fois en tentant de m’interposer...  Ils s’en prennent même aux enfants… Je ne tiens plus !  Je vais dans le Forez, chez un ami qui va m’héberger quelque temps… Je te donnerai son mel. Bises… Oui, à toi aussi ! Bon courage. »
« Tout ça est dément, songe t-elle… ce train de l’angoisse, de la fuite, et moi là-dedans avec ma valise, mon ordinateur portable et mon chat assommé par les tranquillisants. »
 
***

Sur les sièges en face de la plasticienne, deux hommes de sa génération, d’apparence prospère, style profs du supérieur à la retraite, un chauve portant des lunettes à monture d’acier, et un bronzé ventripotent.
« Figure-toi Christian, soupire le chauve, que j’ai une polyarthrite
— Aïe ! Moi c’est les dents... Aaargh ! Ce n’est qu’un début la déglingue continue. Enfin, on en a bien profité quand même !!! »

 « Et après vous, les mouches », pense Judith.

À sa droite, près de la fenêtre, une jolie jeune fille, aux cheveux bruns et bouclés, très sexy. Écouteurs sur les oreilles, elle est plongée dans un vieux polar des années 80 : C’est toujours les autres qui meurent de Jean-François Vilar. Judith se souvient de ce livre qui se situe dans le Paris de 1981, peu après l'élection de l’homme à la rose et aux dents limées. Le narrateur, Victor Blainville, gauchiste tendance Trotsky, aime photographier les passages parisiens. Un jour, il tombe en arrêt, passage du Caire, devant ce qu'il prend d'abord pour un mannequin installé dans la position  – obscène – de la dernière œuvre de Marcel Duchamp, Étant donnés…  En regardant mieux, il se rend compte qu'il s’agit d'une vraie femme en chair et en os, et qu’elle est morte, assassinée.
 
Début 80, un peu moins pauvre qu’aujourd’hui, elle avait un atelier près de la Bastille. Jean-François n’habitait pas loin et ils se croisaient souvent chez une libraire et dans des vernissages. Ils avaient sympathisé et déjeunaient parfois ensemble, de préférence autour d’un plateau de fruits de mer. Entre deux huîtres ils parlaient des peintres surréalistes. Judith aimait surtout la mexicaine Frida Khalo et soutenait que les femmes de cette mouvance étaient de bien meilleures artistes, plus inspirées et plus originales, que les hommes. Féminisme outrancier ? Non ! conviction sincère. Vilar, lui, ne jurait que par Marcel Duchamp.

À quelques décennies de distance, dans ce train de la survie, Judith Alessandrini s’interroge sur ce livre du passé : Pourquoi ce choix de Etant donnés... »
Une « œuvre » de ce Duchamp qu’elle n’a jamais comprise et qu’elle trouve obscène. Elle l’avait avoué à Jean-François : « Étant donnés… On y est condamné au voyeurisme, car on ne voit rien d’autre qu'un sexe de femme, un con, celui de la femme mise à nu.
Ton Duchamp fait de nous des voyeurs »
Vilar, pas complexé, avouait qu’il en était un.
 
« La femme mise à nue… » Mais, ne sommes-nous pas toutes des « femmes mises à nues… ? Ne l’ai-je pas été moi même trop souvent ? » se demandait Judith, les yeux posés sur la jeune fille brune aux cheveux bouclés. Elle songe à 68 qui a commencé par une révolte d’étudiants pour pouvoir « jouir sans entrave » et s’est terminé par les aventures sexuelles d’un « babouin » présidentiable, DSK.

Les hommes prospères, eux, n’ont d’yeux que pour la jolie lectrice de JFV. Ils la bouffent littéralement des yeux, ils en bavent malgré leur âge avancé (ou est-ce à cause de lui ?). Quand par hasard leur regard se pose sur Judith, c’est avec la plus totale indifférence. Il faut dire qu’elle a passé l’âge d’être consommée. « Je ne suis donc plus une proie, en principe, songe t-elle. C’est toujours ça… »

Quittant un instant la désirable beauté brune du regard, le prénommé Christian explique : « J’ai acheté une maison dans la Haute-Loire. Avec Chouchou on va y faire un jardin potager et élever des poules, quelques moutons. Faut organiser la survie, sauver ses fesses. Paris n’est plus sûr, même dans les beaux quartiers. »

Le chauve, prénommé Édouard, approuve : « C’est vrai. Paris n’est plus sûr… Le cerveau reptilien est de retour partout ! »

« Pourquoi ? Il était parti ? » se demande Judith.
« Ouais ! Ça griffe, ça mord, ça saigne…  approuve Christian.
— L’effondrement s’accélère et le tour de la France arrive. Ça devient vraiment sérieux. Il commence à y avoir des problèmes de bouffe… Je vais retirer mon épargne de la banque avant qu’elle soit vampirisée.
— Si tu veux mon avis, y’a qu’une seule chose à faire : se ré-en-raciner. Avoir une Base autonome durable, une BAD… reconstruire de l’autonomie. J’ai aussi acheté des armes et je m’entraîne. Ça énerve Chouchou, mais c’est pour son bien et celui des enfants. Notre bien à tous.
J’apprends la menuiserie, la plomberie. La semaine dernière j’ai même fabriqué des latrines… Chouchou, elle, fait des conserves… On a des copains avec nous, on est un groupe de sept…
Et toi ?  Tu t’organises ?
— Moi ? Je pars vivre au Brésil avec Carlotta. La qualité de vie est bien meilleure qu’ici et puis c’est son pays d’origine, il lui manque. On a acheté un ranch sur la côte du nord-est de São Paulo. On a vue sur la mer, chutes d’eau et piscine en même temps. Le paradis. On a aussi des pâturages avec du bétail. C’est un couple de fermiers qui s’en occupent.
— Pas mal !  La France va pas te manquer ?
— Les aéroports fonctionnent encore.
— Certes… Mais ça coûte des ronds.
— On en a. J’ai épousé une femme riche, camarade ! Laide, mais riche!
— On peut pas tout avoir! Quand tu penses qu’en 70, on était marxistes !(rires)
— Il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais.
— Alors on doit être très très intel… ! »

Christian ne put jamais finir sa phrase. Une bombe posée sur la voie par des « terroristes »  expédia le train et tous ces passagers dans le décor.
Le chat fut sauf et retrouva instincts et liberté.

*Dernier ouvrage paru : Marie Curie. La fée du radium, Dupuis, 2011.

La Revue du projet, n° 19, septembre 2012
 

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le 06 September 2012

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