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Un casse bien échafaudé, Frédéric Prilleux*

Une ville, un meublé miteux, le 4 juin 2013...

« Je ne suis pas bien certain d'être tout à fait sûr de l'efficacité de ce plan, Richard. Puisque maintenant c'est Richard. Et moi, c'est quoi, déjà ? Pierre ? »

Celui qui vient de parler a la cinquantaine hiératique et le nez à piquer les gaufrettes.  
Celui qu'il interroge est brun, tout aussi quinqua ; il a l'air un peu contrarié. Normal. Voilà une heure à peine qu'ils sont enfin réunis tous les trois, et pour la cinquième fois au moins depuis leurs retrouvailles, il doit réexpliquer la situation. Il prend son souffle.
« Louis. Toi, c'est Louis. Moi, c'est Richard. Ça, t'as bien retenu, bravo. Et lui, c'est Henri. Et pourquoi ces nouvelles identités ? Parce que, maintenant qu'on est sortis, il s'agit de pas replonger aussi sec. On commence donc par se refaire une virginité patronymique : rien de mieux qu'un nouveau blase pour repartir sur de nouvelles bases. Déjà qu'on est devenus méconnaissables physiquement, et comme qui dirait des quasi-anonymes dans la foule des inconnus, autant profiter de l'aubaine, non ?
— T'appelles ça une aubaine ? Ben moi, je la regrette, ma bedaine. Je me sens presque tout nu. La zonzon, c'est pas bon pour les rondouillards, moi je vous le dis, les gars. »

Lui, c'est celui qui n'avait encore rien dit. Il a tout de l'ancien gros, il flotte dans un costume à carreaux auquel il manque les poches, qui ont préféré trouver refuge sous ses yeux.
« La prison, c'est bon pour personne, Henri. Mais regarde-toi : t'as gagné une silhouette d'athlète et rasé ta barbe hirsute. Louis a laissé ses grands airs au vestiaire. Quant à moi, j'en ai profité pour remplacer mon bandeau par un œil de verre tout neuf. C'est pas dur, je me demande même si c'est pas grâce à lui que j'ai eu ces visions de toutes ces richesses qui nous attendaient à la sortie.
— Ouais, ben en attendant, moi, ce que je vois surtout, c'est que tu te prends pour notre chef à tous les trois.
— Tss, Tss, Tss, Louis... Te voilà devenu bien mesquin. Je suis sorti avant vous, et j'ai eu le temps de cogiter, et de tout préparer, c'est tout. Bon. Je vous passe le projet en revue encore une fois. Ecoutez et regardez. »

Les trois hommes se pressent un peu plus autour de la table. Un plan de la ville y est étalé ainsi qu'un jeu de photos – des échafaudages masquant une devanture – et un horaire des bus.
« Voilà. J'ai repéré, rue Yves Tanguy, cette agence bancaire tout à fait dans nos cordes. Je vous rappelle pourquoi. Un, c'est une toute petite banque, La Nouvelle Solidarité, donc avec des moyens de surveillance restreints. Deux, et c'est là le plus intéressant, elle est en travaux depuis plusieurs semaines, ce qui va faciliter nos mouvements et nous permettre de jouer le rôle d'ouvriers du chantier. J'ai observé pendant quinze jours le roulement des équipes, et au moment de la pause de midi, il y a toujours une demi-heure où l'endroit est désert. C'est à ce moment-là que nous arrivons, en bleu de travail, pénétrons dans la banque avec nos armes factices, on tient le personnel en joue, on lui faire remplir nos sacs et on repart, peinards, en bus.
— Mais t'es bien sûr que l'agence, elle n'est pas fermée au même moment ?
— Certain ! Ils bossent non-stop de 8h à 19h. Une petite banque qui met sûrement les bouchées doubles pour arriver à la hauteur de ses concurrents.
— Et t'es sûr que question vigiles, on risque pas de tomber sur un os ? T'es rentré pour vérifier ?
— Pas fou ! Pour qu'on me reconnaisse sitôt passé la porte ? Non, pas de reconnaissance directe du terrain. Mais j'ai observé les entrants. En fait, j'ai vu, pendant ces quinze jours, toujours les mêmes types en costard cravate, quatre en tout, arriver à 7h45, repartir à 12h15, revenir à 14h et quitter la banque à 19h15. Les seules personnes qui restent tout le temps ce sont les deux femmes qui sont à l'accueil derrière leur guichet. Une brune et une rousse. Regardez, on les voit bien, là, sur les photos que j'ai prises.
— En effet, elles m'ont pas l'air bien farouche. Mais y a tout de même deux points qui me chiffonnent. D'abord, ces faux flingues, là. J'en avais jamais vu des comme ça. Tu crois qu'ils vont faire illusion longtemps ?
— Aussi sûr que je m'appelle Richard ! Tu vois, je les ai dégottés dans un magasin de jouets, et le vendeur a été formel : ce sont des répliques des derniers joujous de l'armée américaine, et avec ça, on est au top. Elles imitent même le bruit de la rafale, mais ça, j'ai pas encore trop étudié le truc. Mais no stress les poteaux, ces guns-là, c'est notre passeport pour Vegas !
— Comment tu causes, toi... Moi, c'est pas que je stresse mais j'suis un peu comme Louis, rapport à un autre truc qui me défrise. C'est le coup du bus : ça craint pas un peu, ça ?
— Mais bien sûr que non ! C'est même tout l'inverse. On repart comme d'honnêtes travailleurs, qui prennent les transports en commun, et hop ! Ni vu, ni connu. Et là aussi, j'ai vérifié : en quinze jours, jamais le chauffeur de la ligne 22 n'a eu une minute de retard à l'arrêt Yves-Tanguy de 12h47. C'est justement là qu'on sera, pile à l'heure. Moi je vous le dis les gars : en à peine trente minutes, on s'en met plein les fouilles, comme à la grande époque ! C'est une question d'heures, de minutes, même de secondes, maintenant ! »

Henri et Louis hochent la tête, pensifs. Pour achever sa démonstration, Richard sort trois verres et une bouteille de bière tiède de l'unique placard de la pièce, et le trio lève ses verres à la réussite de ce coup imparable. Demain.

Rue Yves-Tanguy, le 5 juin 2013

12h15. Les trois hommes, en salopette, s'élancent en direction de l'agence de la Nouvelle Solidarité. Le chantier est bientôt terminé, l'échafaudage est presque entièrement démonté.
12h16. Ils pénètrent tous les trois dans l'agence, qui n'a pas de sas de sécurité. Ils sortent leurs armes dans le même mouvement et Louis crie « Plus un geste ! ». L'hôtesse lève les yeux, surprise et dit « Oui ? », tout en actionnant en même temps une touche de son Smartphone.
12h17. Kurt et José reçoivent un code 33. Ils foncent.
12h18. Le trio flotte un peu. Les lieux ne ressemblent pas trop à une banque. L'hôtesse n'a pas bougé d'un poil. Louis s'approche et lui colle son arme sous le nez. « Le fric, et vite ».
12h19. L'hôtesse lève les bras et recule. Richard contourne son guichet et la somme de les mener au coffre. Elle ne bouge pas.
12h20. Richard et Henri commencent à se poser des questions.
12h21. Deux colosses en costume noir déboulent. Louis, qui surveillait l'entrée, les tient en joue sitôt la porte franchie.
12h22. L'hôtesse saisit l'arme de Richard par le canon et la lui arrache d'un coup sec.
12h23. Paniqué, Henri appuie sur la gâchette : une rafale assourdissante envahit la pièce, suivie d'un synthétique  Com' on boys ! For Uncle Sam !
12h25. Louis reçoit un direct de Kurt, au menton : KO au sol. Richard et Louis lèvent aussitôt les mains sous la menace du P 35 de José.
12h28. La police est prévenue de l'incident. L'hôtesse envoie aussitôt l'enregistrement de la scène au commissariat du quartier.
12h29. Le trio est prié de s'asseoir bien sagement en attendant l'arrivée de la maréchaussée.
12h45. Les ouvriers de la société Raval'Rapid finissent de démonter leur échafaudage. Puis ils nettoient la vitrine. L'enseigne apparaît dans son entier. Agence Nouvelle de Sécurité. Gardes du corps.
12h46. Deux mille treize secondes après leur entrée dans l'agence de la rue Tanguy, les ordinateurs du Grand Fichier des délinquants notoires ont identifié Louis Fort, Richard Guézennec et Henri Talle. Bien connus des services de police sous les pseudos de Croquignol, Ribouldingue et Filochard.

*Dernier ouvrage paru : Encubé, Krakoen, 2012.
 

La Revue du projet, n° 19, septembre 2012

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Un casse bien échafaudé, Frédéric Prilleux*

le 06 September 2012

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