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Les chiens aboient , Thierry Daubrège*

« Ici, on sera bien »
Dans une épingle à cheveux à couper le souffle, à un endroit trop étroit pour un camping-car, il reste une belle place. Ils pourront suivre les cyclistes au ralenti le long de la courbe, voir la caravane, pique-niquer en écoutant la radio, parfait. Immobile sur son fauteuil de camping, un vieux posé là attend les coureurs du Tour à l’ombre d’un parasol attaché à son dossier par un sandow. Sur son T-shirt : « 100 ans, même pas peur ! »
La Casse Déserte menant au col de l’Izoard tremble sous un soleil de plomb. On se sent petit dans ce paysage lunaire. Après eux, jusqu’au sommet, plus une place alors qu’il n’est que neuf heures, le passage du peloton est prévu pour quinze.
On a eu raison de se lever tôt.
Bernard essaie de sourire, Carole essaie d’y croire. Il n’a pas la force. Il sent qu’il n’a plus la force de rien, qu’il se laisse aller.
« Laisse le boulot, pense à autre chose, profite de la journée… »
Cet attachement idiot à sa boîte, l’idée qu’en tant que délégué syndical, il aurait dû faire partie de la charrette, vivre le drame avec les copains… Carole n’est pas de son avis. Elle l’a félicité de s’en être tiré, d’avoir gagné au moins deux ans, la maison à payer, les gosses... Pour lui, c’est une trahison. En première ligne, on aurait dû le virer d’abord.
Des amateurs grimpent le col en ahanant, les applaudissements leur donnent des ailes. À vélo, on obtient de droit une place au sommet, tout près des dieux de la petite reine.
Il avait voulu savoir. Pourquoi pas lui, le meneur ? Pourquoi les autres et pas lui ?
« Ah mais ! Avec qui négocierait-on alors ? Ils vous écoutent, ils ont confiance en vous. Ceci dit, n’imaginez pas que vous êtes fonctionnaire, hein, aujourd’hui, on vous garde mais demain… » Le DRH lui avait tapé sur l’épaule « Si vous n’étiez pas là, ce serait pire. »
Il savait de quoi il parlait, le DRH. Lors de la séquestration, quand un copain de l’atelier s’était rué sur lui en gueulant « Foutez-le par la fenêtre, crevez ce salaud ! », il avait pâli. À plusieurs, ils avaient calmé le gars. Sa lettre de licenciement en poche, il avait remercié Bernard. « Sans toi, je serais en taule, ce serait pire. » Mais n’éviter que le pire à tout le monde, ce n’est pas le syndicalisme dont rêve un militant.
Une clameur le ramène à la réalité. En danseuse, un unijambiste avale la montagne. Tout le monde se lève, sifflets, bravos, hourras… L’espace d’une côte, c’est un héros. Bernard distingue la souffrance et la folie sur son visage, de son fauteuil pliant l’ancêtre l’encourage le poing levé.
La moitié des copains partie, la boîte parut vide. Un week-end, les machines délaissées disparurent, les rescapés vivaient en sursis. Le changement ? Le progrès ? Tu parles ! Qu’est-ce que ça lui faisait qu’on marie les homos et les curés, qu’on puisse se faire inséminer sur catalogue, qu’on récrive le passé à coup de lois mémorielles, qu’on institue des quotas de noirs, de beurs, de femmes, qu’on fasse voter les étrangers, qu’on protège des animaux mieux que les hommes, qu’on sacralise les différences, qu’on préfère Bruxelles à Paris… Tout ce qu’il voulait, lui, c’est bosser, vivre tranquille, normalement.
Autour d’une voiture publicitaire, les bras s’agitent, les voix enflent, un groupe discute avec le chauffeur. Le temps qu’il s’approche, elle redémarre et s’arrête un peu plus loin. Un spectateur écœuré :
« J’y crois pas !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Natura 2000 ! La caravane a interdiction de distribuer sa pub, pas de papiers, rien sur la chaussée, aucune trace, la survie de la planète ! N’importe quoi ! Y’a que les écolos pour inventer des trucs pareils. Pour un peu, je me barrerais. »
Supprimer la pub, a priori, Bernard aurait été pour, mais pas aujourd’hui, pas un jour de fête.
« On n’est pas obligé d’accepter.
— Ah oui ? Tu veux qu’on fasse quoi ?
— On barre la route. On empêche le passage du tour. En cinq minutes ils cannent. »
Les deux hommes se toisent, le groupe attend. Sourires. Chiche ! Par magie, une dizaine de voitures entravent la chaussée, Bernard dirige la manœuvre, sur l’envers d’une banderole destinée à un champion, on écrit au marqueur « Touche pas à mon Tour ». On coupe les moteurs, on tape dans le dos de Bernard, on rigole, tout fier de la bonne blague. De son fauteuil, le centenaire vocifère :
« Allez-y les gars, comme en 36 ! Lâchez rien ! »
C’est l’instant de grâce, de fraternité, le bonheur de désobéir. Plusieurs véhicules publicitaires sont immobilisés, un hélicoptère bleu hache le ciel, trois motards remontent les lacets.
« Circulez ! Dégagez la route ! »
Quolibets, jets de pierres, bras d’honneurs, les policiers battent en retraite et rapportent à la hiérarchie. Les caméras de télé flairent l’audimat, encerclent Bernard. « Pas de pub, pas de Tour ! ». Un reporter avide de scoop tente une interview mais il les connaît trop, pas question de pérorer. D’une voiture banalisée, un flic en civil facilement identifiable s’approche et serre des mains, des dents plein son sourire.
« Gâchez pas la fête les gars, le peloton est à moins de trente minutes, soyez raisonnables, vous prenez les spectateurs en otage.
— C’est vous qui gâchez la fête, Natura 2000, on s’en fout, c’est pour les bobos qui ne font du vélo qu’en ville.
— Ouais, nous, c’est pas la vélorution qu’on veut.
— On va réfléchir, revenez dans une heure !
— Oui au retour du tour ! »  
Bernard parlemente. Contre un engagement sur l’honneur, il accepte de lever le barrage. Morose, déçu, on range les voitures. Un rebelle regrette :
« On aurait dû aller jusqu’au bout histoire de vivre quelque chose.
— Vaut mieux une petite victoire qu’un échec. »
La caravane ne lâche des tonnes de bonbons, échantillons, rafraîchissements qu’à l’endroit de la révolte. Personne n’est dupe. Ailleurs, Natura 2000 les nargue. En un clin d’œil, le peloton passe, on remballe. Le vieux tape sur l’épaule de Bernard, le fixe de son regard clair et lui dit, bien en face :
« Collabo. »
L’évidence lui brise les reins. Il aurait dû lyncher le DRH.

*Dernier ouvrage paru : Océano Police, Coop Breizh, 2009.

 

La Revue du projet, n° 19, septembre 2012
 

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Les chiens aboient , Thierry Daubrège*

le 06 September 2012

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