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La défaite du dormeur, Max Obione*

Karim roule un brin d’herbe boisé entre son pouce et son index. Il en mordille l’extrémité, un léger goût sucré s’épanche. Il reconnaît cette saveur ; quand leurs bouches se joignent, quand leurs langues s’épousent, les baisers d’Iola ont aussi ce goût de miel et d’eau fraîche.
Quelques souffles de vent font frissonner la surface du lac. Allongé sous leur saule, au détour d’un bosquet qui les dissimule aux promeneurs, Karim attend Iola. Il a roulé plusieurs fois sur lui-même pour rabattre les herbes hautes afin d’accueillir le corps fragile, le corps si beau, si gracile, si élancé de Iola.
Tout à l’heure, elle s’allongera sur ce tapis végétal, fermera les yeux avant qu’il ose avancer la main vers son épaule. Karim sentira son cœur s’emballer dans sa poitrine, comme toutes les fois, son sexe se raidir. Enfin, sa main touchera l’épaule de Iola, avec douceur, pour éprouver cette présence près de lui. Puis, d’un imperceptible rampement Karim s’approchera à la toucher, presque, son visage dominera le sien, elle ouvrira alors les yeux.
Le soleil joue avec le saule, le feuillage agité inonde la cachette d’une grêle de lumière.
Elle est toujours venue, elle n’a jamais rompu une promesse. Depuis leur premier rendez-vous près de la station de bus, devant Pôle emploi, boulevard Gabriel-Péri.

Ce jour-là, le prof de maths avait vomi en classe, la honte. Puis le prof est tombé en syncope. Affolement, Samu, bordel et tremblements ! L’après-midi libre ! À la sortie du lycée, les garçons et les filles de la Seconde F se dispersèrent, seuls ou en groupe.
Un temps plus tard. Karim la vit arriver, air détaché, innocente. Ils montèrent dans le bus, comme deux étrangers s’ignorant. Restés debout, leurs mains saisirent la barre centrale, leurs mains distantes à deux doigts l’une de l’autre. Ils interdirent à leurs mains de se rejoindre sous les yeux des passagers. Indifférents aux regards de ces derniers, ils descendirent huit stations plus loin. Ils marchèrent le long des rues silencieuses de la ville, côte à côte, mais corps séparés par une barrière visible de plusieurs centimètres qui demeurera infranchissable durant des semaines. Tant la transgression de la première fois les inhibait. Ils ne virent rien, ni les vitrines, ni le Mac Do. Ils longèrent une rue ombreuse sous les ramures de grands platanes. Ils s’arrêtèrent devant la devanture d’un coiffeur, de vieilles réclames sur carton vantaient les produits pour cheveux qui n’existaient plus. « La brillantine Roja enchante vos cheveux », « Avec Pento, soyez dans le vent ». Ils rirent aux larmes en examinant la chevelure gominée des mannequins ayant posé pour la photo, et, par inadvertance, leurs mains se touchèrent pour la première fois, et ils devinrent sérieux instantanément submergés par leur audacieuse maladresse. Trois rues plus loin, ils achetèrent deux canettes de Coca, les burent en continuant de marcher, puis ils chantèrent à plein gosier un tube rap qu’ils découvrirent aimer tous les deux, ils jetèrent les canettes vides dans une tranchée de chantier. Ils arrivèrent sur la place principale remplie de monde, mais ils ne virent personne, ils n’entendirent aucun bruit, aucune conversation, ils n’écoutèrent que leurs voix, que leurs petits cris d’insouciance joyeuse. Ils s’amusèrent avec un vrai plaisir d’enfance, pleine de rires, de fêtes, d’insouciance et de concorde.
Avant-hier, aucun nuage n’assombrissait la lumière de leurs yeux quand ils se séparèrent en promettant de se retrouver, une nouvelle fois, dans deux jours, interminables, aujourd’hui même, sous leur saule, comme d’habitude. Certes une habitude qui comptait peu de fois. Ces échanges de baisers et de serments, volés, enfreignant l’interdit, l’oppression de la cité, le danger, ces mains courant à la recherche de l’autre, ces yeux noyés dans le gouffre infini du regard de l’autre, ces peaux si peu découvertes émues sous les caresses, cette pointe d’un sein menu entrevue dans l’échancrure de son sweat, cette bosse bosselant son jean, toute cette collection d’instants et d’images, de sensations et de bonheurs furtifs, était leur richesse commune volée au temps, aux conventions, le fruit de leur liberté et de leurs désirs. Une seule fois aurait pu résumer, à elle seule, toutes les autres fois.

Pour tromper son attente, il se remémore le dernier poème que Monsieur Misrahi, le prof de français, a demandé d’apprendre par cœur. Ainsi a-t-il découvert François Villon, Victor Hugo, Charles Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, Tristan Corbière, Apollinaire, Aragon, René-Guy Cadou...
Iola aime également Monsieur Misrahi. Elle sait que la langue des poètes donne corps à sa liberté qu’on veut lui dénier. Les autres élèves se moquent du prof, un feuj, un bouffon à leurs yeux d’incultes, tandis que Karim découvre les mots pour dire combien il aime, combien il désire, combien la poésie illumine ses nuits noires, et gomme toute cette merde ambiante faite de rejet, de misère, de came et de baston. Il aligne les vers dans sa tête :

C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Quelques nuages passent, l’air devient plus frais. Le temps s’écoule, Karim frissonne. Au loin sur le lac, un moniteur crie après les apprentis navigateurs de la base nautique. Karim avale sa salive, le peu dont sa bouche asséchée dispose. Pourquoi tarde-t-elle autant ? L’anxiété l’envahit, il se retient de se mettre debout pour scruter le sentier qui mène à vingt mètres de l’endroit où il l’attend. De peur d’être découvert, il demeure assis, emprisonnant ses genoux dans ses bras refermés, il imprime à son buste un mouvement d’avant en arrière.

… il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Il prie maintenant. Il invoque la déesse Iola en murmurant son nom de façon répétitive et lancinante. Il souffre de son absence comme un camé en manque. Est-il tombé raide dingue de cette copine de classe ? Il n’a pas le temps d’approfondir ce mystère que sa tempe explose sous un impact bousculant sa masse crânienne. Il tombe sur le côté, le nez sur deux paires de Converse. La douleur le foudroie. Les trois frères de Iola : Moussa, Bakar et Djib, le tatanent furieusement. Ils hurlent qu’il y a offense, ils parlent d’honneur de Iola, ils injurient le voleur de sœur, ils crient qu’ils vont le fumer, cette saloperie de reubeuh ! Karim protège sa tête, se recroqueville sous les coups. Une lame pénètre son côté, un éclat de douleur le transperce, une fulgurance, un mal absolu, il défaille, demande grâce, prend le temps de crier son amour, cette fois-ci il est temps d’en être persuadé, la pique réitère sa déchirure dans son flanc. Encore un coup dans la tête et les trois agresseurs s’enfuient, Djib jette le poinçon dans le lac.

Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

Karim fut découvert moins d’une heure plus tard par une mémère à chien. Son corniaud mordillait la basket du blessé et n’en voulait point démordre. Les secours emportèrent Karim à Mondor. Les lésions au foie n’étaient pas irrémédiables, son nez cassé lui donnerait un air méchant. Et méchant, il voulait l’être désormais !
Juin 2012

*Dernier ouvrage paru : Gun, Krakoen, 2012.
Une seconde nouvelle inédite No pasaran ! de Max Obione est en ligne

 

La Revue du projet, n° 19, septembre 2012
 

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La défaite du dormeur,  Max Obione*

le 06 septembre 2012

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