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La ville néolibérale, mode d’emploi, Max Rousseau

Comprendre les principales mutations de la ville contemporaine nécessite de s’intéresser aux évolutions récentes du capitalisme occidental.

                   

Jusqu’aux années 1970, la prospérité urbaine dépendait avant tout de la présence d’un secteur secondaire développé, reposant lui-même sur la présence d’avantages « naturels » sur lesquels les autorités publiques ne pouvaient guère agir. Le capital était immobilisé dans les usines, et le profit reposait avant tout sur les économies d’échelle permises par la production à grande échelle de biens relativement standardisés. Cette situation plaçait les ouvriers, qui constituaient le pivot de l’économie urbaine, dans une relative position de force dans la négociation locale de la « fabrication » de la ville, d’autant que le « grand compromis » fordiste accordait un certain degré de pouvoir politique à leurs représentants en échange de leur acceptation des règles du jeu – et notamment de la taylorisation de l’organisation du travail. De nombreuses grandes villes industrielles passèrent ainsi sous le contrôle des partis de masse de gauche, qui traduisirent les intérêts de la classe ouvrière en politiques urbaines. Sous le fordisme, les municipalités n’intervenaient donc pas directement dans le développement économique. En revanche, elles soutenaient indirectement le secteur privé en prenant en charge les secteurs indispensables à l’accumulation mais insuffisamment rentables (transports, logement public, etc.). En fournissant une partie du « salaire social » de la main-d’œuvre et en facilitant de ce fait la rencontre harmonieuse entre la production et la consommation de masse, les politiques urbaines contribuaient donc à soutenir le système fordiste.

Le tournant des années 1970

 

Les choses changent rapidement au cours des années 1970. La mondialisation et la délocalisation de larges pans de la production industrielle donnent naissance à un nouveau paysage de la régulation du capitalisme, au sein duquel les villes jouent un rôle plus important.  En effet, le couplage entre production et consommation de masse au sein d’un cadre national laisse place à de nouvelles échelles de rencontre entre une production de plus en plus flexible et une consommation de plus en plus différenciée, parmi lesquelles le local et le global jouent un rôle accru. Certains auteurs évoquent ainsi un processus de « glocalization » amoindrissant le rôle des États centraux dans la régulation. Par ailleurs, ce dernier évolue : la transition post-fordiste se caractérise également par la substitution de politiques d’offre soutenant la compétitivité des firmes aux politiques keynésiennes soutenant la demande. Enfin, du point de l’aménagement du territoire, les politiques relevant du « keynésianisme spatial », qui visaient à répartir activités économiques et emplois sur l’ensemble du territoire national, laissent progressivement place à des initiatives visant à renforcer la compétitivité des principales métropoles. Très généralement, on peut observer le processus conséquent de néolibéralisation des villes occidentales sur trois plans : au plan des politiques urbaines, au plan des gouvernements urbains, et au plan des sociétés urbaines.

Premièrement, avec le basculement vers le post-fordisme, les politiques urbaines conservent une importance cruciale, mais elles changent de nature. La crise urbaine donne en particulier naissance à ce que le géographe David Harvey qualifie de « ville entrepreneuriale ». Celle-ci vise une croissance soutenue dans un contexte de compétition interurbaine croissante pour l’attraction de capitaux devenus mobiles sous l’effet de la dévaluation des capitaux fixes du fordisme. Les politiques d’attractivité qui se généralisent depuis le début des années 1980 prennent dès lors des formes variées : politiques fiscales avantageuses à l’égard des firmes dont l’implantation est désirée, création d’un environnement attractif pour les cadres et la « nouvelle classe moyenne » issue du tournant post-fordiste (par le biais des politiques culturelles, d’embellissement des espaces publics…), marketing urbain, etc. L’intense compétition interurbaine concerne les multiples programmes permettant de capter des fonds publics, de la capitale européenne de la culture jusqu’à l’hébergement de compétitions sportives. Elle concerne également la création de niches dans la nouvelle division spatiale du travail, lesquelles entraînent souvent de nouvelles formes d’intervention économique tournées vers les nouvelles technologies (création de pépinières d’entreprises, soutien aux entreprises innovantes, etc.). Elle concerne enfin la recherche de rentes au sein de la division spatiale de la consommation, ce qui correspond au débat français actuel sur les avantages supposés de l’ « économie résidentielle » (c’est-à-dire la recherche d’une spécialisation territoriale dans le tourisme, les loisirs, l’hébergement des retraités, etc.).

 

Aménagement de terrains en vue de la construction de gratte-ciels de standing dans l'ancien quartier ouvrier de Hell's Kitchen (Manhattan, New-York)

Deuxièmement, en ce qui concerne le pouvoir urbain, la ville entrepreneuriale voit son organisation politique évoluer considérablement avec la transition post-fordiste, marquée par l’importance grandissante du rôle des acteurs privés dans le pouvoir urbain au nom de la mise en adéquation du territoire avec les exigences du nouveau régime d’accumulation. Ce basculement du gouvernement urbain, c’est-à-dire d’institutions et de processus de décisions démocratiquement élus et responsables, à la gouvernance urbaine, c’est-à-dire à des formes de partenariats plus ou moins flexibles entre des acteurs variés, affecte évidemment la production des nouvelles politiques urbaines. Par ailleurs, si l’organisation antérieure des municipalités, bureaucratique et hiérarchisée, évoquait la firme fordiste, on peut tout autant dresser un parallèle entre les nouvelles firmes et les municipalités post-fordistes. Les « usagers » des services municipaux deviennent ainsi des « clients », et sont traités comme tels ; les relations entre le secteur public et le secteur privé s’approfondissent et les municipalités, suivant ici l’évolution générale des firmes, rompent avec la verticalité pour se recentrer sur de simples fonctions de pilotage, recourant de plus en plus à des « sous-traitants », en l’occurrence, des entreprises privées, pour assurer les tâches  d’exécution. Cette montée en puissance générale des intérêts privés affecte clairement la teneur de la démocratie urbaine.

Polarisation sociale

 

Troisièmement, les sociétés urbaines connaissent un processus de fragmentation continu depuis la crise du fordisme. La ségrégation traduit spatialement la polarisation sociale liée à l’avènement du marché du travail post-fordiste. Celui-ci se caractérise par une dualisation de la main-d’œuvre : le cœur des employés « intégrés », qualifiés, flexibles et non syndiqués, obtient d’importants avantages salariaux et/ou financiers et constitue la majeure partie de la demande pour les produits hautement différenciés, tandis que les emplois faiblement qualifiés, interchangeables, se voient faiblement payés et massivement précarisés. Le « nouvel ordre urbain » se caractérise dès lors par la juxtaposition au sein des villes de quartiers de plus en plus homogènes et étanches, parmi lesquels : les quartiers-forteresses réservés à l’élite ; les quartiers de prédilection de la « nouvelle classe moyenne », c’est-à-dire les quartiers populaires centraux et péricentraux en voie de gentrification ; les quartiers périurbains des couches moyennes inférieures et des ouvriers ; les quartiers résidentiels ; et enfin, les quartiers en voie de ghettoïsation, peuplés par les nouveaux « surnuméraires ». Cet approfondissement de la polarisation urbaine résulte tout à la fois des mutations des économies locales, de la réorientation des politiques urbaines, et enfin de l’afflux massif de capitaux vers le secteur immobilier. Les bulles immobilières successives connues par la plupart des pays occidentaux durant les trois dernières décennies témoignent de ce processus : de simple « condition » pour l’accumulation sous le fordisme, la ville apparaît de plus en plus comme un « élément » crucial dans l’accumulation capitaliste.  

Pourtant, la néolibéralisation de la ville n’apparaît pas comme un processus inéluctable. En effet, si la ville constitue aujourd’hui clairement une échelle cruciale pour le capitalisme, cela signifie également qu’elle apparaît également comme le site majeur où de nouvelles formes de régulation pourront voir le jour. Ceci implique néanmoins l’émergence de mouvements sociaux structurés spécifiquement à l’échelle urbaine. De ce point de vue, le développement du mouvement de contestation du 15 mai, qui questionnait explicitement le modèle de développement poursuivi dans les villes espagnoles, apparaît comme porteur d’espoir.  

 

Max Rousseau, docteur en sciences politiques à l’université Jean-Monnet
de Saint-Étienne.

 

La Revue du Projet, n° 17, Mai 2012
 

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La ville néolibérale, mode d’emploi, Max Rousseau

le 31 mai 2012

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