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L’invention des meetings-démonstrations de force, Paula Cossart*

Le retour des meetings massifs sur le devant de la scène est un des événements saillants de la campagne pour l’élection présidentielle. Ce type de rassemblements n’est pas une nouveauté...

Le retour des meetings massifs sur le devant de la scène est un des événements saillants de la campagne pour l’élection présidentielle. Si des réunions publiques de taille plus modeste ont continué de se tenir, elles ont été largement écartées de la vigilance médiatique par ce qui a été régulièrement qualifié à la télévision, dans la presse ou sur le web, de « démonstrations de force ». En cela, la présidentielle de 2012 se distingue de la précédente, qui s’est déroulée davantage sous le registre de la proximité – n’empêchant bien sûr pas la tenue de grands meetings autour d’une partie des candidats : il s’agit d’un passage quasi-obligé de toute campagne. Mais montrer sa force par ce type de rassemblement n’est pas une nouveauté – la transformation des réunions politiques en imposants meetings date du tournant des XIXe et XXe siècles.

La loi sur la liberté de réunion, encore en vigueur aujourd’hui, est adoptée le 30 juin 1881. Elle marque la rupture avec le Second Empire, après des années d’oppression de l’opposition, en s’ouvrant par la déclaration : « les réunions publiques sont libres ». Il ne s’agit pas pour autant pour les Républicains arrivés au pouvoir d’accorder au peuple une liberté non encadrée. Certes, la justification essentielle avancée à l’origine de la législation est que, pour être solide, un gouvernement démocratique doit se fonder sur une opinion éclairée. Il faut aussi que celle-ci puisse s’exprimer régulièrement. Mais des règles demeurent pour éviter que les rassemblements ne se transforment en action des foules, dans la rue en particulier (« les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique », précise l’article 6) ou de groupes de pression susceptibles de peser sur les choix publics (l’article 7, interdisant les « clubs », considérés comme forme hybride entre réunion et association, en témoigne).

La réunion-débat

 

Si le droit de réunion est conçu comme la technologie la plus à même de renforcer la démocratie en y faisant participer les masses, c’est parce que la croyance dans les vertus du débat des citoyens assemblés est alors prégnante parmi les républicains de gouvernement. Il convient alors de promouvoir les réunions de citoyens venus échanger des idées : elles permettraient d’aboutir à une opinion raisonnable, allant dans le sens du bien commun. Cette opinion publique qu’on désirerait voir émerger des réunions, est en effet une opinion pacifiée, orientée unanimement vers ce qui serait l’intérêt général. Au fondement de cela, on trouve exprimée la conviction qu’il existerait une raison qui finirait nécessairement par avoir le dessus au cours d’un débat.
Mais ce faisant, c’est une définition particulière de la démocratie qu’on veut mettre en place : elle s’oppose en quelque sorte à la division des opinions. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la valorisation du débat aide alors à disqualifier certaines opinions politiques jugées extrêmes : notamment celles des « révolutionnaires », terme par lequel sont régulièrement désignés divers courants d’extrême-gauche. Ceci donc, au nom de l’existence d’un consensus de raison, prétendument dépolitisé, qu’on ne pourrait atteindre qu’en montrant le caractère insensé de ces théories. La délibération en réunion sert aussi les républicains en ce qu’elle protège la représentation : il ne s’agit en effet jamais de prôner une intervention directe du peuple dans la prise de décision, mais simplement d’encourager la formation d’une opinion publique pacifiée. Et c’est aussi afin de protéger la représentation qu’une attention est portée à ce que la réunion soit dissociée de l’association. Les républicains vont alors particulièrement se méfier des réunions qui regroupent des personnes autour de la défense d’une idée commune et qui sont perçues comme risquant de pouvoir faire pression sur les pouvoirs publics. Il est alors significatif que la forme la plus légitime et la plus répandue de réunion au début de la IIIe République soit la réunion contradictoire : une réunion où des individus d’opinions différentes viennent confronter leurs discours.
Le débat public en réunion est aussi valorisé au nom de l’idée qu’en prenant part à des discussions où les arguments fondés en raison doivent être la seule arme pour convaincre, l’individu apprendrait à se comporter en citoyen : c’est-à-dire, d’une part, à se détacher de ses appartenances sociales, et d’autre part, à incorporer les règles d’une civilité républicaine, nécessaire au bon déroulement des réunions. Mais l’apprentissage n’est pas immédiat. Le bruit, les désordres, mais aussi l’exposé d’opinions jugées extrêmes par les républicains, marquent bien sûr de nombreux rassemblements. Dans les commentaires républicains sur les réunions qui se tinrent sous l’Empire et dans les premières années de la République, il est alors souvent fait référence à l’immaturité du peuple : elle permet de justifier l’écart entre la pratique des réunions et l’insistance sur des effets vertueux qu’il en est attendu. Les comportements et opinions jugés indignes de citoyens sont présentés comme étant essentiellement le signe du manque de maturité d’un peuple qui n’a pas encore pu acquérir l’habitude de la liberté. Il faudrait donc laisser aux Français le temps d’apprendre à se comporter en citoyens, en encadrant leur participation. Pour favoriser ce progrès des mœurs, il est alors souvent appelé par les dirigeants républicains à l’organisation de réunions pouvant servir de modèles d’ordre, de bonne tenue, pouvant faire pénétrer de bonnes habitudes dans le peuple. Paradoxalement, on remarque que ces réunions désignées comme des modèles, dans la presse notamment, sont souvent des conférences où la parole est réservée à un ou deux orateurs. Lorsqu’il s’agit de trouver les moyens concrets de former les mœurs du peuple, apparaît donc un relatif éloignement par rapport à l’idéal de la réunion politique comme assemblée contradictoire. C’est en particulier sur l’idée d’un contrôle de ses émotions, que reposent les « mœurs républicaines » dont on attend que le citoyen fasse ainsi l’apprentissage. Le débat qu’on veut voir se dérouler dans les réunions repose sur un échange d’arguments ne faisant pas appel aux émotions : il s’agit surtout de convaincre ou de se faire convaincre par l’usage de la raison.

La réunion-manifestation

 

Ce qu’on peut alors qualifier de modèle délibératif de la réunion politique républicaine rencontre vite des obstacles : dès la dernière décennie du XIXe siècle, l’usage de la réunion comme lieu de débat a été progressivement délaissé pour en faire un moyen d’action au profit d’un groupe politique, une façon de manifester collectivement une opinion dans l’espace public. On peut repérer deux principaux écarts par rapport au projet décrit de pacification de l’opinion et de civilisation des mœurs par la participation aux réunions. Tous deux voient le jour dès la fin des années 1880. D’une part, les pratiques de recours au bruit ou à la violence visant à empêcher l’expression d’opinions adverses et donc à rendre impossible toute discussion. D’autre part, l’organisation et la participation à ce que l’on peut qualifier de réunions-manifestations : des réunions qui ont pour but premier d’affirmer par le rassemblement la force d’une opinion formée antérieurement. Force mise en jeu, qui est démontrée à la fois par le nombre de personnes assemblées et par la présence des signes de l’adhésion de ces dernières. Si dès la fin du XIXe siècle, notamment au moment du boulangisme et de l’affaire Dreyfus, on observe un développement de ces réunions, le phénomène est amplifié par la loi de 1901 et la naissance des partis.
Une crise de la réunion marque alors les années 1930 : crise, au sens d’une période de mutation de la forme prise par ce mode de participation, mais aussi au sens de son relatif déclin, conséquence indirecte de cette mutation. En devenant un élément du répertoire moderne de l’action collective, la réunion va entrer en concurrence avec d’autres éléments, plus efficaces, de ce répertoire : la manifestation de rue en particulier. Ce n’était pas le cas lorsqu’elle était utilisée comme un lieu de débat, lorsqu’il était fréquent que divers orateurs viennent se confronter devant un public divisé dans les réunions contradictoires.

 

*Paula Cossart est sociologue, Maître de conférence à l’Université Lille 3 (CeRIES). Elle est l’auteure de Le meeting politique. De la délibération à la manifestation, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
 

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L’invention des meetings-démonstrations de force, Paula Cossart*

le 31 mai 2012

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