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La démocratie épistémique comme condition d'une science citoyenne, Léo COUTELLEC*

  De nouveaux rapports entre sciences et éthiques (2/3)[1]

Dans un précédent texte, nous postulions que les appels à une science citoyenne et participative, auxquels nous nous associons, ne trouveront leur pertinence que s'ils s'accompagnent d'une mise en œuvre effective des conditions d'une démocratie épistémique ; en d'autres termes, que la démocratisation des rapports entre science et société ne se fera pas sans une démocratisation de la science elle-même. Nous esquissions une première condition : le pluralisme épistémique. Ce dernier concept implique l'identification et la reconnaissance de la matérialité plurielle constitutive de la démarche scientifique. Nous avons constaté, à l'occasion de l'exemple des organismes génétiquement modifiés, la portée pratique d'une telle hypothèse pour la tenue des débats sur les objets des sciences et des techniques contemporaines. 

 

Il nous faut maintenant avancer une seconde condition : celle qui consiste à établir de nouveaux rapports entre sciences et éthiques. Les réflexions à propos de ces rapports sont souvent très mal engagées car elles reposent toutes sur deux postulats assez problématiques qui font système : (i) la neutralité axiologique de la science et (ii) la suffisance d'une éthique de la science. Dans un premier temps, nous allons argumenter en faveur d'une impossibilité de soutenir ces deux postulats afin de dégager, dans un second temps, les contours d'une éthique susceptible de s'engager auprès des sciences dans des rapports de construction démocratique.

 

L'impossible neutralité axiologique de la science

 

La présence dans les sciences de valeurs épistémiques est la démonstration la plus évidente de l'impossible neutralité axiologique des sciences[2]. Toutefois, la question des valeurs considérées comme non épistémiques[3] est plus difficile. Elle a été mise sur le devant de la scène, en philosophie des sciences, par le mouvement féministe[4]. Quelques fois appelée "épistémologie libératrice"[5], cette philosophie des sciences féministes entend redonner une place à la question axiologique au sein de l'espace épistémique et contraste avec ce que certains auteurs appellent une "épistémologie de l'ignorance"[6] qui ne permettrait pas de faire de la place pour l'expression de toutes les voix (de toutes les voies). Historiquement, ces travaux ont montré que "les idées classiques de raison et de connaissance ont régulièrement accueilli, sinon renforcer, les divisions sociales injustes, en particulier celles liées au sexe, à la race et aux classes"[7]. Ils participent de la critique du positivisme logique et de la représentation selon laquelle la science serait exclusivement indépendante des valeurs (value-free science). Ils ont donc joué un rôle important dans le développement des arguments suggérant que les valeurs habituellement considérées comme non-épistémiques ne peuvent pas être éliminées des pratiques épistémiques, mais qu'au contraire ces valeurs doivent être explicitées et peuvent avoir un rôle de légitimité épistémique[8]. Il persiste toutefois une difficulté à circonscrire ces valeurs et à évaluer leur impact sur la robustesse de la connaissance. L'équité, le bien-être, la justice sociale, la soutenabilité écologique…, sont des valeurs importantes que la science ne saurait ignorer si elle veut continuer à être vecteur d'émancipation humaine tout comme elle se doit de se défaire de valeurs réactionnaires ou inégalitaires. Mais le chemin semble difficile entre une conception positiviste de la science n'admettant que des valeurs épistémiques et défendant une neutralité axiologique radicale et une conception relativiste qui concèderait à toute type de valeurs non-épistémiques une place de choix dans la démarche scientifique. L'un des enjeux épistémologiques actuels peut donc être formulé ainsi : comment ne pas exclure du processus épistémique les valeurs éthiques, sociales et contextuelles tout en maintenant un concept de science robuste ne se diluant pas dans une posture relativiste[9] ?

 

Devant l'ampleur de cet enjeu, une réponse de compromis semble avoir été trouvée dans le développement de ce que l'on appelle les éthiques de la science qui, sans remettre en cause la neutralité axiologique de celle-ci, lui impose une morale sur-plombante pour contrôler ses procédures et juger ses productions.

 

Une éthique de la science nécessaire mais non-suffisante

 

Toutes les tentatives pour définir une éthique de la science ou une éthique scientifique partent de ce postulat d'une science axiologiquement neutre. Autrement dit, c'est précisément parce que l'on cherche à exclure dans les sciences toutes influences de valeurs non-épistémiques que la nécessité d'une éthique de la science est avancée. Cette éthique de la science n'est toutefois pas tant une éthique mais plutôt une morale de la science ou une déontologie scientifique qui se caractérise classiquement par des appels au respect des règles, principes et protocoles que la communauté scientifique se donne[10] et se présente souvent sous le terme d'intégrité scientifique. Une conception que l'on retrouve par exemple chez les signataires de l'appel pour le respect des travaux sur le changement climatique lancé en réaction aux propos de ce que l'on appelle les climato-septiques[11]. Cet appel exprimait la nécessité pour les pouvoirs publics de reconnaître l'intégrité des travaux scientifiques sur le climat qui se basent sur les principes d'une « éthique scientifique » caractérisée principalement par des processus critiques de relecture, de vérification et de publication des résultats. A cela, nous pourrions rajouter l'absence de conflits d'intérêt qui devient primordial aujourd'hui et qui peut prendre la forme d'appels pour une déontologie de l'expertise[12], ainsi que la volonté de prévenir la fraude scientifique[13]. A notre avis, ces différents aspects sont fondamentaux. Ils constituent inévitablement un socle commun pour les démarches scientifiques, garant d'une partie de la qualité des productions et d'une forme de collégialité de la recherche scientifique par la diffusion systématique des résultats et par des principes organisationnels de validation. Mais nous constatons qu'il manque un aspect important du problème. Celui-ci a été identifié et argumenté par la philosophe des sciences J. Kourany lorsqu'elle fait remarquer que, malgré la multiplication des codes éthiques, des codes de bonnes conduites, des chartes de déontologie, etc ...[14], il n'est jamais explicité la façon dont les scientifiques ont à faire face aux confits entre responsabilités épistémiques et responsabilités éthiques. Plus largement, toutes ces éthiques de la science laisse intacte le concept de science, elles agissent sur la science prise comme un fait. L'éthique, comprise de cette façon, ne peut être considérée comme suffisante au risque d'agir comme une morale surplombant la science contrôlant ses procédures ou intervenant a posteriori pour limiter ou juger ses productions. En cela, elle ne se présente pas comme une issue positive pour une prise en compte mesurée de valeurs non-épistémiques dans les sciences. Pour ce faire, nous pensons qu'il est nécessaire de repenser le statut et la place de l'éthique, non plus à propos ou autour des sciences mais aux cœur des sciences.

 

 

 

Pour une éthique générique inscrite au cœur des sciences

 

De façon classique, l'éthique n'est pas considérée comme un savoir et encore moins comme une science car elle ne pourrait prétendre à l'autonomie. Nous postulons le contraire. Qu'il s'agisse d'un appel des scientifiques, d'une demande sociale ou d'une orientation politique, l'intervention de l'éthique dans les sciences et les techniques nécessite en premier lieu de caractériser précisément les conditions de son autonomie. Pour ce faire, il s'agit en premier lieu de clarifier les motifs de convocation de l'éthique pour lutter contre son instrumentalisation. Comment concevoir l'éthique pour qu'elle ne soit considérée ni comme un alibi, ni comme un ustensile, ni comme une prothèse, ni comme "justificatrice" de toute innovation scientifique ou technique ni comme une "nouvelle morale" qui imposerait ses normes a priori ? Nous pensons que l'éthique devrait intervenir le plus tôt possible dans les processus d'élaboration d'une connaissance ou d'un objet, comme espace de savoir autonome. Il nous est impossible ans ce texte de donner les contours de cet espace. Nous pouvons toutefois caractériser le mode d'intervention d'une telle éthique dans les sciences. Selon nous, l'enjeu n'est pas de construire une éthique de la science ou une éthique scientifique – nous en avons esquissé les limites - mais plutôt un dimension autonome dont le mode d'intervention et la portée permettent de ré-évaluer les rapports entre sciences et éthiques. Nous donnons le nom d'éthique générique à ce projet. Nous transformons le concept d'éthique à l'aide du générique, qualificatif que nous empruntons au philosophe François Laruelle[15]. La généricité de l'éthique se caractérise par sa capacité à intervenir sur des espaces hétérogènes de savoirs sans jamais dépendre complètement de l'un de ces savoirs. Ainsi, l'éthique générique n'est ni une éthique appliquée ni une éthique absolument théorique mais plutôt une multiplicité de démarches expérimentales composant avec tous les ingrédients de la réflexion éthique. La force du générique est une force d'intervention neutre et non-autoritaire d'un savoir dans un autre savoir considéré comme étranger. Cela se fait selon une logique cumulative et non substitutive. L'éthique ne cherche à se substituer à la science ou à la limiter mais plutôt à s'y additionner comme savoir. Un de ses usages est de permettre de faire valoir, au cœur des sciences, des valeurs comme le pluralisme, la coopération ou encore l'engagement qui forment la matrice de la communalité propre aux sciences, à savoir cette capacité à créer un monde commun. L'éthique en tant que savoir sera mise à contribution pour donner à ces valeurs une dimension épistémique[16]. Quelques exemples récents nous permettent d'illustrer cette posture de l'éthique dans les sciences[17].

 

L'éthique générique est donc une contribution pour une science de l'Homme et selon l'Homme.  Dans un troisième texte, nous approfondirons cette dimension intrinsèquement éthique des sciences en abordant la question du temps.



[1] Ce  texte fait suite à un premier article publié dans le numéro de janvier 2012 de la Revue du Projet.

[2] Ce constat est renforcé par le fait qu'il est difficile de fixer un jeu donné de valeurs épistémiques. Si les plus courantes sont celle de précision, de cohérence, de complétude, de simplicité et de fécondité (T. Khun), H. Putnam en avance deux autres, plausibilité et de raisonnabilité. Voir Brenner, 2011

[3] C'est à dire, ne pouvant prétendre atteindre des buts épistémiques comme la raison, la vérité ou la connaissance.

[4] Le livre récent, Feminist Epistemology and Philosophy of Science. Power in Knowledge, en est un excellente illustration. Voir :  Grasswick, 2011

[5] Hundleby, 2010

[6] Sullivan, 2007

[7] Hundleby 2010, p.1  Par exemple, le travail de E. Fox Keller a montré que les idéologies de genre ont été exprimées dans un large éventail de théories en physique aussi bien que dans les sciences biologiques.

[8] Cela peut se traduire de cette façon : les buts épistémiques comme la raison, la vérité ou la connaissance ne sont pas, et ne doivent pas être, distinct de la poursuite de buts éthiques comme le juste, le bien et le vertueux. Cette proposition permet notamment de développer des concepts comme celui de "raison juste". Voir : Hundleby, 2010.

[9] Selon laquelle, la science ne serait qu'une pratique sociale comme les autres sans spécificités.

[10] Dans le rapport de la National Academy of Science de 1990, l'intégrité de la science est définie comme le respect des règles, des principes, des valeurs fondamentales et des traditions d'une recherche conduite avec responsabilité.

[11] En particulier : C. Allegre dans son livre Impostures climatiques ou la fausse écologie (2010) et de V. Courtillot dans son livre Nouveau voyage au centre de la Terre (2009).

[12] L'association Fondations Sciences Citoyennes a élaboré une proposition de loi sur la déontologie de l'expertise.

[13] Comme en témoigne le rapport de l'OCDE sur les "Bonnes pratiques pour promouvoir l'intégrité scientifique et prévenir la fraude scientifique" (2007) qui a notamment donné lieu à la première conférence mondiale sur l'intégrité scientifique en septembre 2007 à Lisbonne.

[14] A titre d'exemple à l'échelle internationale : ICSU Standards for Ethics and Responsibility in Science (2001).

[15] Laruelle, 2008

[16] Ceci se traduit notamment par une forme d'épistémologie de l'interdisciplinarité permettant de penser ensemble des savoirs très hétérogènes et de dé-hiérarchiser les disciplines.

[17] Par exemple, le projet DOGMATIS qui a traité de façon interdisciplinaire la question des poissons génétiquement modifiés dans l'objectif d'éclairer le débat public sur ce thème. Un ouvrage collectif, coordonné par l'auteur de ce texte, va paraître aux éditions QUAE en 2012 et fera état des travaux de quatre années de recherche.

 

La Revue du Projet, n° 16, avril 2012

*Léo COUTELLEC est docteur en philosophie des sciences à l’INSA de Lyon – EVS-ITUS (UMR 5600)

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La démocratie épistémique comme condition d'une science citoyenne, Léo COUTELLEC*

le 11 avril 2012

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