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Voter utile, Une mise en perspective historique XIXe-XXe siècle , Raymond Huard

Si le  terme « vote utile » est apparu assez récemment dans la vie politique française, la notion d’utilité n’en est pas moins depuis longtemps consubstantielle à celle d’élection.

S i l’on vote, c’est bien parce qu’on pense que cela sert à quelque chose. Sinon, on s’abstient et on prône même l’abstention (« Élection-trahison ! »). Les variations très importantes du taux d’abstention selon les scrutins révèlent d’ailleurs l’appréciation que les électeurs portent sur l’utilité de telle ou telle consultation.

L’utilité du vote a été conçue de façons diverses au cours du temps. En outre, dans l’ensemble des électeurs, tous, à un moment donné, n’ont pas forcément la même conception de l’utilité de leur vote, et sans doute aussi, chez un même électeur, plusieurs conceptions peuvent coexister de façon plus ou moins consciente. Elles peuvent être naturellement instrumentalisées par les candidats. Ces différentes visions se regroupent en deux catégories principales, l’une qui privilégie, pour des raisons très variées d’ailleurs, la personne du candidat, l’autre, celle du vote politique.   

Intérêt immédiat, déférence, vote plébiscitaire

 

Au XIXe siècle, à l’époque du Second Empire, chez les électeurs les moins politisés et dans les milieux ruraux, on a pu considérer que l’élection était une occasion d’obtenir d’un candidat des avantages immédiats sous forme de dons d’argent, de libations et agapes diverses, ou bien qu’elle devait donner lieu à des  cadeaux  aux communes (pour une fontaine, une voiture de pompiers, etc.). Si les abus en cette matière furent sanctionnés et si ces pratiques devinrent moins voyantes, sous la Troisième République, les élus républicains eux-mêmes n’hésitèrent pas parfois à faire valoir auprès des électeurs les avantages concrets qu’ils pouvaient  leur apporter.

Plus élaborée, moins directement intéressée, une conception notabilitaire fut surtout présente pendant la période de suffrage censitaire entre 1815 et 1848, mais persista au-delà, en particulier dans certaines régions rurales ou même urbaines. Le notable local (grand propriétaire ou usinier) est considéré alors comme le seul candidat valable, « naturel », ce que semblent justifier son instruction, sa richesse, sa capacité à animer la vie économique du pays,  son influence au niveau du pouvoir d’État. Il fait appel, non sans contrainte parfois, à la déférence, au dévouement personnel des électeurs. Ses adversaires sont jugés comme des utopistes impuissants, risquant de mener le pays à la ruine.

 
Tout au long de l’histoire électorale, le vote plébiscitaire, que ce soit au profit de Bonaparte, de Louis Napoléon en 1848 et sous le Second Empire, du général Boulanger entre 1887 et 1889, ou de Charles de Gaulle  en 1958, incarna aussi une conception du vote utile. Il répondait, en général dans une période de malaise ou de crise, à la demande d’un pouvoir fort, privilégiait l’exécutif jugé plus efficace que les « bavards » des Assemblées. L’électeur était dès lors prêt à s’abandonner à un homme « exceptionnel », qu’il fût effectivement hors du commun ou fût promu tel par une propagande efficace.

Un vote politique
aux contenus divers  

 

Mais très tôt également, et dès la Révolution, s’affirma une conception plus politique du vote. Dans le grand débat qui opposait les partisans de la Révolution aux contre-révolutionnaires, l’enjeu politique, la survie, la consolidation ou même l’approfondissement des acquis de la Révolution passa au premier plan et les élections de l’époque révolutionnaire que ce soient celles pour la Législative en 1791, la Convention en 1792 ou les élections du Directoire entre 1795 et 1799, manifestèrent bien l’existence d’un débat politique de fond. Cet héritage se retrouva dans le mouvement républicain au XIXe siècle, qui  mit l’accent  sur un choix  institutionnel, celui de la République présentée comme un régime propre à assurer à la fois les libertés et le progrès social, puis il se différencia en fonction des options de ces mêmes républicains. Le vote politique caractérisa aussi les royalistes qui défendaient l’option opposée. Nombre d’élections législatives de la troisième République de 1875 jusqu’au Front populaire, furent marquées par un débat politique de grande ampleur.

L’attitude du mouvement ouvrier et socialiste fournit un autre cas de figure. Il resta divisé assez longtemps sur la question de l’utilité du suffrage, mais il finit par s’y rallier majoritairement et petit à petit s’imposa l’idée du « vote de classe ». L’utilité du vote consistait désormais à promouvoir au niveau de l’État des représentants de la classe ouvrière dans la perspective d’un passage au socialisme. Si au départ, que ce soit en 1848 ou en 1864, on associa cette idée à l’élection  de représentants ouvriers, les élus proprement ouvriers furent rares jusqu’en 1914 et, de fait, les ouvriers et paysans socialistes acceptèrent d’être représentés surtout par des intellectuels originaires de la bourgeoisie du moment qu’ils se réclamaient du socialisme. C’est avec la fondation en 1920 d’un parti communiste qui s’implanta fortement dans la classe ouvrière, que le vote de classe put coïncider, au moins partiellement, avec l’élection de députés d’origine ouvrière.

 

Aujourd’hui, si l’on prend l’exemple de l’élection présidentielle actuelle, le vote politique semble l’emporter dans les comportements, et, au-delà de leur personnalité – qui entre toujours cependant en compte – les principaux candidats se différencient d’abord par leur programme politique, mais les autres conceptions du vote utile, que j’ai mentionnées, ne subsistent-elles pas obscurément dans les cerveaux sous forme de traces  et ne sont-elles pas à l’occasion utilisées par des candidats ? 

*Raymond  Huard est historien, professeur émérite à l’université de Montpellier, auteur de L’élection du président au suffrage universel dans le monde, La Dispute, 2003.

 

La Revue du Projet, n° 16, avril 2012
 

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Voter utile, Une mise en perspective historique XIXe-XXe siècle , Raymond Huard

le 04 avril 2012

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