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Jean-Jacques Rousseau, notre contemporain, Claude Mazauric *

Autour de la commémoration du tricentenaire de sa naissance

 

Si Rousseau s’effrayait qu’on pût le tenir pour un révolutionnaire  (« Soyez plutôt esclaves que parricides ! »  s’était-il écrié face aux Genevois), aucune pensée plus que la sienne en son siècle ne s’est pourtant avérée plus radicalement subversive au regard des normes idéologiques de son temps.

                      On présente généralement le « Siècle des Lumières en Europe » (1730 - 1780) comme un intense moment de croyance au « progrès général » des sociétés et des États, comme un temps d'apaisement des conflits sociaux et d'atténuation des luttes de classes, comme l'instant où  les consciences jusqu'alors soumises aux préjugés et aux fausses sciences, se seraient émancipées de la tutelle des autorités traditionnelles. Cette vision unilatéralement optimiste et tranquillisante ne contient qu'une part réduite de vérité. Car le Siècle des Lumières a aussi vu paraître des remises en question fondamentales de l'ordre social, soit sous la forme d'utopies, soit au travers d'énoncés critiques, véritablement subversifs comme ceux que Jean-Jacques Rousseau a énoncés dans ses œuvres publiées et connues de 1750 à 1788 et rééditées au cours même de la Révolution française. Si Rousseau s’effrayait qu’on pût le tenir pour un révolutionnaire  (« Soyez plutôt esclaves que parricides ! »  s’était-il écrié face aux Genevois), aucune pensée plus que la sienne en son siècle ne s’est pourtant avérée plus radicalement subversive au regard des normes idéologiques de son temps.

 

Une œuvre gigantesque

 

La célébration mondiale, européenne, genevoise et française, du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau (né à Genève, le 28 juin 1712) s’annonce triomphale et diverse ; mais peut-être aussi, ambiguë. En réalité, cette commémoration conduira surtout à s’interroger sur l’importance des démarches et élaborations philosophiques de Rousseau. Et c’est là l’essentiel.Mais pour saisir l’originalité et l’étendue de la pensée critique de Rousseau, encore convient-il de la confronter à l’expérience de vie, véritablement unique et singulière, cosmopolite, de celui qui ne se désigna jamais que comme « citoyen de Genève ». La gloire posthume de Rousseau ne peut faire oublier qu’il dut mener, après une jeunesse genevoise puis savoyarde incertaine, de l’âge de quarante ans jusqu’à son décès en 1778, une existence, souvent précaire, d’exilé, de réfugié, de résident étranger toléré plus qu’accueilli dans le royaume de France. C’est la Révolution française en 1794 qui, en glorifiant son nom et son œuvre, a contribué à la nationalisation républicaine de l’auteur du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, du Contrat social, de Emile ou de l’éducation ou encore des Rêveries du promeneur solitaire, un écrivain qui a laissé à l’humanité le trésor d’une œuvre absolument gigantesque dont l’importance est encore loin d’être reconnue comme elle doit l’être.

Que doit le grand Rousseau de la maturité, écrivain abouti, glorieux, à Jean-Jacques, le jeune homme incertain de son avenir ? Bien plus que Rousseau lui-même ne le pensa. Ses expériences de jeunesse lui ont inspiré des idées que l’œuvre de la maturité a approfondies et déployées. Tâchons donc d’interroger quelques-uns de ces angles saillants de son anthropologie fondatrice. Celle-ci, tout d’abord, conduisit Rousseau à l’abandon des dogmes de la religion révélée, appuyés sur des appareils ecclésiastiques, au bénéfice de « la religion naturelle » qui est au cœur de l’homme et forme le fondement de sa conscience en le portant aux valeurs de la compassion, de la morale, de la socialité. Cette « religion naturelle », possiblement décléricalisée, n’a d’autre référent que l’Être suprême qui s’exprime en nous. Si l’idée d’une telle religion avait un sens pour Rousseau, c’était celui de nous aider à saisir l’unité complexe de la nature humaine en soi, plus que d’imputer à Dieu la gloire de sa Création et aux institutions religieuses produites dans l’Histoire, le pouvoir de régenter la communauté humaine et ses croyances.

 

Par ailleurs, cette pensée critique touche aussi à la question des principes du gouvernement des hommes en société. Pour Rousseau, la Res Publica (la chose publique) est perçue comme un bien commun, effet d’un pacte fondateur qui s’impose à tous mais qui n’implique pas un modèle unique de gouvernement de la Cité, dès lors que le contrat social initial est respecté et que s’impose, non comme un couperet mais comme la recherche du bien commun, la « volonté générale ». C’est elle seule, in fine, qui doit donner la clef de la stabilité des régimes et de la légitimité des gouvernements. Si Rousseau ne cesse de répéter qu’il faut penser que « l’homme est né libre » il constate également que la société réelle l’a asservi. En conséquence, il convient de lui garantir dans la « société civile » l’équivalent de ce qui s’est aliéné en lui lors du passage de l’état de nature originel à l’ordre social irréversiblement établi. Éduquer l’enfant pour en faire un homme libre, c’est alors le confronter au monde en lui inspirant l’amour de soi, c’est-à-dire de sa liberté, laquelle doit lui inspirer l’ambition d’assurer son indépendance de jugement et, en même temps, de se respecter soi-même en respectant autrui puisque si le bonheur s’éprouve individuellement, l’individu, en revanche, se construit désormais socialement. Enfin, pour Rousseau, l’égalité entre les hommes est au fondement de leur être social : la société civile peut instituer de nouveaux droits comme celui de propriété, mais pas au détriment de la reconnaissance du premier droit fondateur de tous les autres : le droit à l’existence. Dans son inépuisable diversité, la nature est un monde qui nous est donné mais que nous avons transformé et que nous transformons chaque jour, donc qui vit dans la plus totale interdépendance avec l’homme : son respect, son entretien concourent à rendre l’humanité respectable.

 

Rousseau est-il un « homme des Lumières » ?

 

Assurément et au premier rang, parce qu’il a contribué à déchirer l’emprise des préjugés sociaux et des croyances communes. Après le moment, depuis la Renaissance, où l’on s’est posé la question de connaître le monde par l’usage de la raison et de la science, avant celui où s’est exprimée la volonté d’en maîtriser la structure, donc de le transformer, sous l’empire de la science, de la raison, des techniques, de la volonté et du projet social, les « Lumières de la raison » ont contribué en leur temps à déniaiser radicalement la conscience humaine en détruisant l’empire des préjugés. Mais Rousseau y a ajouté quelque chose qui le situe hors des Lumières, ou au-delà, par la critique sociale de leurs illusions, par l’émergence d’une nouvelle figure de l’enthousiasme collectif et de la croyance au bien qui, seule, sauvera l’homme de la corruption inévitablement générée par les institutions sociales et les inégalités. En effet, si l’on conçoit les Lumières comme une idéologie fondée sur la croyance unilatérale en un « progrès », qui résultera du triomphe de la « raison » et d’une « science » exposée par ceux-là seuls qui en dominent l’expertise, le reste, c’est-à-dire, les affects, le sentiment, l’amour de soi, la compassion, l’émotion qu’inspire le spectacle du monde et de l’histoire, l’aspiration au bonheur, n’étant que billevesées subjectives produites par les « préjugés », ou réductibles à la « nature animale » de l’humain, alors non, Rousseau échappe au courant dominant des Lumières.

 

Jean-Jacques Rousseau fut en réalité un philosophe des Lumières critique des Lumières, c’est-à-dire un philosophe critique tout à la fois des préjugés dominants de son temps, tout comme Diderot, Hume ou Voltaire, mais critique également des mystifications prétendument libératrices et des étroitesses élitaires de ces philosophes, au moins un temps et quelques fois toujours, amis de ces princes « éclairés » qui rêvaient de faire le bonheur des humains sans leur concours, voire contre eux ! Le philosophe qui a placé la liberté de chacun(e) au fondement des « droits naturels » n’a jamais conçu cette liberté autrement qu’également assurée à tous et non despotiquement au seul bénéfice de quelques-uns, riches ou dominants : « Je hais les grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préjugés, leur petitesse et tous leurs vices; et je les haïrais bien davantage si je les méprisais moins (Lettre à Monsieur de Malesherbes, 28 juin 1762) ». Rousseau qui éprouva tant d’amour et d’élan affectif pour tant de femmes et d’hommes de la haute société, comme Madame d’Houdetot ou le Maréchal de Luxembourg, n’a jamais ignoré, ni accepté, que la barrière de classe, l’« état » social de chacun(e), puisse anéantir ou invalider l’élan affectif qui nous porte à aimer l’autre que soi-même. En introduisant en quelque sorte la conscience des réalités de classe dans la philosophie des Lumières, Rousseau ouvre la voie à une démarche critique qui, trois générations plus tard, sera au fondement de la prise de parti théorique et politique du jeune Karl Marx. Ainsi s’établit la filiation qui relie les deux protagonistes majeurs de la découverte des rapports qui unissent, opposent en même temps les hommes à l’ordre social qui s’impose à eux.

 

 Jean-Jacques Rousseau est donc au vrai, notre contemporain parce qu’il a magnifié la grande entreprise de vouloir donner à « l’homme de l’homme » un monde réel qui soit bénéfique à son bonheur et à sa gloire.

 

*Claude Mazauric est historien et professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Rouen.

 

Il vient de publier, Jean-Jacques Rousseau à 20 ans, un impétueux désir de Liberté, éditions Au Diable Vauvert, 2011.

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Jean-Jacques Rousseau, notre contemporain, Claude Mazauric *

le 17 February 2012

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