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Des crises à comprendre, Michel Margairaz*

 Un retour sur la crise des années 30 et les mesures prises alors en Europe et aux états-Unis.

 

Schématiquement, la crise américaine qui s’étale entre 1929 et 1932 imbrique quatre crises (boursière, agricole, financière, économique). Elle tarde à se diffuser, mais à l’été 1931 la crise européenne devient manifeste, quand s’effondrent de très grandes banques en Allemagne et en Europe centrale et danubienne, comme la Kredit Anstalt à Vienne. Tout le système financier international vole alors en éclats et les échanges se contractent, la production fléchit, le chômage augmente, les prix baissent. C’est le début de la déflation, c’est-à-dire à la fois une chute des productions et une chute des prix et des revenus. La baisse entraîne la baisse, qui crée l’incertitude, le refus de produire et d’échanger. C’est une régression cumulée. Tout cela arrive à l’été 1931, en Angleterre et en Allemagne d’abord, puis en France. Mais auparavant certaines productions avaient fléchi.

 

Face à cette situation les gouvernements réagissent suivant des dosages variés et en ordre dispersé d’abord par des politiques de déflation visant à réduire les dépenses publiques, puis par la dévaluation, le repli protectionniste et des politiques de relance budgétaire. Dès l’été 1931, la Grande-Bretagne quitte le système d’étalon de change-or et, très rapidement, la livre sterling perd 30 à 40 % de sa valeur. Au même moment, l’Allemagne et la plupart des pays d’Europe centrale et danubienne se munissent de contrôle des changes, de contrôle des mouvements de capitaux et du commerce extérieur. Un système extrêmement rigide d’échanges, dit de « clearing » (une sorte de troc étatique), est mis en place entre ces pays. Ces événements marquent la deuxième date de naissance de la crise : c’en est fini du système monétaire international et de la liberté des échanges, partout se dressent des barrières douanières, voire des contingentements, ce qui est pire.

 

Dorénavant, chacun campe sur sa zone monétaire privilégiée ou sur sa zone de domination économique, comme l’Allemagne à l’égard des pays d’Europe centrale. On assiste donc à un éclatement à la fois monétaire, commercial et politique, qui s’aggrave à partir de 1933 avec l’accession au pouvoir des nazis.

L’échec des tentatives de concertation internationale

 

Entre 1931 et 1933, toutes les tentatives de concertation échouent. La question des réparations continue en effet d’empoisonner les relations internationales. Le traité de Versailles avait imposé à l’Allemagne des réparations dont le très lourd montant avait été réajusté et échelonné à travers les plans Dawes (1924) et Young (1929). Mais avec la crise, les dettes internationales sont suspendues par le moratoire Hoover, du nom du président des États-Unis.En juin 1933, la conférence de Londres sur les politiques monétaires et commerciales est le dernier moment où aurait pu s’établir une concertation entre les grands pays afin de répondre conjointement à la crise. Mais Roosevelt, depuis trois mois au pouvoir, s’efforce de stimuler la reprise économique en combinant diverses mesures (connues sous le nom de New Deal). Des mesures permettent à l’État fédéral d’intervenir dans les questions économiques, bancaires, financières et commerciales, dans un désordre relatif. Roosevelt décide à la fois de réguler le système bancaire, de décrocher le dollar de l’or et de le dévaluer, et d’engager des programmes successifs de grands travaux pour employer les chômeurs. Il y adjoint des mesures d’aides aux pauvres. Il entend réduire l’endettement des Américains, en particulier celui des farmers de l’ouest qui ont beaucoup pesé dans l’élection. Il décide en conséquence, à des fins de politique intérieure, de déprécier le dollar par rapport à l’or et ainsi faire repartir les prix à la hausse – ce qui entraîne une réduction de l’endettement. Pour cela, il décroche le dollar de l’or en avril 1933, puis le dévalue en janvier 1934, évitant de surcroît que le rapport entre la livre, qui est déjà dépréciée, et le dollar ne soit trop défavorable. Cette politique nationale étroite et égoïste fait échouer la conférence de Londres. Roosevelt porte une lourde responsabilité dans cette situation.

L’intervention de l’état

 

En 1929, dominait encore l’idée libérale que tout se rétablirait très vite, qu’il s’agissait d’un mécanisme d’épuration, ou de correction automatique, et qu’il fallait attendre. Ce n’est que peu à peu qu’on a pris conscience qu’un équilibre vers le bas, durable, était possible et qu’il fallait faire plus qu’accompagner le mouvement, le contrarier.En 1936, John-Maynard Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, explique que l’on peut très bien avoir une économie en sous-emploi qui s’équilibre par une spirale régressive permanente. Il n’y a pas nécessairement un rééquilibrage par des mécanismes des prix, des taux d’intérêt ou de la monnaie. En 1931, en Europe, l’échec des politiques de déflation – comme la réduction des dépenses publiques, et notamment des traitements des fonctionnaires, pratiquée par Brüning en Allemagne, en 1931, ou par Laval en France, en 1935 – a montré que le système ne se rétablirait pas de lui-même. Les gouvernants ont compris (suivant des délais variables selon les États), qu’il fallait intervenir sur l’économie. C’est une grande nouveauté. Aux États-Unis aussi. Roosevelt ne s’est-il pas fait élire en novembre 1932 sur un programme volontariste ? Le thème de sa campagne n’a-t-il pas été : « La seule chose que nous devons craindre, c’est la peur elle-même » ?

 

Ceci dit, il est difficile de faire le tri quant à l’efficacité des mesures prises. Certains pays s’en sortent mieux que d’autres. Mais est-ce lié à une politique particulière ? Aux caractères propres de chaque économie nationale ? Un peu aux deux sans doute… L’Angleterre et l’Allemagne sont les deux pays où la reprise est la plus précoce, la plus forte et la plus nette, dès 1934. En 1939, ils ont dépassé leur niveau de 1929. On ne peut donc pas en tirer de conclusion sur la nature du régime et sur son efficacité. L’Allemagne ayant, d’ailleurs, combiné des mesures prises avant et après l’arrivée au pouvoir de Hitler.

 

Redémarrage allemand…

 

À l’été 1931, le gouvernement de Weimar décroche la monnaie de l’or. L’Allemagne n’ayant pas de réserves monétaires équivalentes à celles des autres grands pays, un contrôle des changes est imposé et un protectionnisme autoritaire instauré. Il s’agit d’économiser le plus possible les réserves de changes et d’or. En outre, Hitler met en place, grâce à son ministre Hjalmar Schacht, un système financier assez habile par la création d’une sorte de nouvelle monnaie, des traites de l’État circulant comme moyen de paiement. C’est de l’inflation contrôlée. Des commandes publiques sont lancées dès 1933. Ce sont d’abord des commandes civiles, comme le programme de construction des autoroutes, même si on pense aux blindés en les construisant. Puis, à partir de 1936, c’est le plan de réarmement de quatre ans de Goering. En 1939, l’Allemagne nazie est la deuxième puissance économique mondiale. Qu’est-ce qui a été décisif ? Sans doute ces mesures de relance, accompagnées de la protection de l’économie vis-à-vis des grands courants internationaux, mais aussi une domination économique des pays Europe centrale, contraints d’échanger avec l’Allemagne dans une situation asymétrique de dépendance.

… et redémarrage anglais

 

L’Angleterre ne fait rien comme les autres. Elle n’avait pas connu de prospérité dans les années 1920 et la crise est moins grave chez elle, même s’il y a près 3 millions de chômeurs à l’été 1931. En 1925, elle a beaucoup souffert de la réévaluation de la livre, qui a gravement diminué la compétitivité des produits anglais. Ce qui a été décisif pour Angleterre c’est le décrochage de la livre sterling. Avec une dévaluation, de l’ordre de 30%, la livre sterling perd sa suprématie en tant que monnaie de référence, mais cela a sans doute sauvé une grande partie de l’économie anglaise : les exportations retrouvent leur compétitivité et, en 1938, la Grande-Bretagne assure près de 20% du commerce mondial. La dévaluation est suivie par les pays qui ont lié leur monnaie à la livre sterling. Se constitue ainsi une immense zone sterling au sein de laquelle les partenaires se retrouvent dans un espace où les échanges sont encouragés par la « préférence impériale », instaurée par les accords d’Ottawa de 1932. C’est un atout dont l’Angleterre a su tirer parti. En outre, l’Angleterre se rallie au protectionnisme, réaction insolite pour un pays qui était le symbole du libre-échange depuis cent ans. Il y a aussi eu une forte politique de dépenses publiques, en particulier en faveur de la construction de logements, qui a favorisé les débuts d’un véritable réaménagement du territoire. Cela a permis aux Britanniques de connaître la meilleure situation en Europe en matière de logement, et peut-être même le plus haut niveau de vie au moment de l’entrée en guerre. De tous, l’Angleterre est sans doute le pays qui se sort le mieux de la crise.

Les difficultés des États-Unis  et de la France

 

À l’inverse, les deux pays qui s’en sortent le moins bien sont la France et les États-Unis. Dans les deux cas, on assiste à un effondrement de la demande. Seuls le réarmement et l’entrée en guerre vont permettre de rétablir la situation. Il faut attendre 1941 pour que les États-Unis retrouvent leur niveau de production d’avant la crise. La France, elle, n’a toujours pas rattrapé en 1939 le niveau de 1929 en matière industrielle. Il faudra attendre 1949 ! Aux États-Unis, la vraie nouveauté consiste dans le fait que l’État fédéral essaye d’inciter les producteurs industriels et agricoles à s’organiser par des systèmes d’entente sur des prix et des salaires minima (avec l’Agricultural Adjustment Act – AAA – et le National Industrial Recovery Act – NIRA – adoptés en 1933). Mais, au nom de la libre concurrence et des prérogatives des États par rapport à l’État fédéral, la Cour suprême n’admet certaines lois, comme celle sur le relèvement industriel (NIRA), qui est invalidée en 1935.

 

Face à ces difficultés, Roosevelt se lance alors dans un deuxième New Deal, en 1935. Une ébauche de sécurité sociale est mise en place, avec un début d’assurance-chômage et d’assurance vieillesse pour éviter l’effondrement complet des revenus. Rien n’est fait en matière d’assurance-maladie – le sujet est encore aujourd’hui au programme de Barack Obama.

 

Mais en l’absence d’une politique systématique de déficit budgétaire, les États-Unis connaissent une rechute en 1938. Le redémarrage n’intervient réellement qu’avec l’entrée en guerre, en 1941, qui résorbe enfin le chômage. La crise est moins violente en France, sans doute parce que des amortisseurs ont pu tempérer les chiffres du chômage : ce sont notamment l’importance encore grande du monde agricole et du marché rural et le renvoi de près d’un million de travailleurs étrangers. Les gouvernants, de 1932 à 1935, ont d’abord mené une politique très impopulaire et peu efficace de déflation. Ce fut notamment le cas du gouvernement de Pierre Laval en 1935, avec une réduction des dépenses budgétaires et la baisse du traitement des fonctionnaires.

 

Quand le Front populaire remporte les élections en avril-mai 1936, le schéma d’analyse de Léon Blum consiste à relancer la consommation, ce qui devait reconstituer un marché intérieur permettant aux chefs d’entreprise de réinvestir. Les grèves de mai et juin 1936 ont entraîné des mesures favorables aux salariés, telles les augmentations de salaires, prises d’ailleurs par le patronat plus que par l’État. Des lois les ont ensuite accompagnées : les 40 heures, les congés payés, ainsi que les conventions collectives issues de l’accord Matignon.

 

Mais, dans un contexte social tendu et de refus des 40 heures de la part des patrons, les investissements n’ont pas suivi. En 1938, la mesure est en grande partie abandonnée. Le programme reste à mi-chemin.

Analyses de Keynes et leçons de crise

 

Quelle a été l’importance des idées de Keynes au cours de ces années de crise ? Keynes a formalisé, en 1936, des éléments qui sont déjà dans l’air du temps. Certains gouvernements ont déjà mis en pratique les mesures qu’il théorise dans son ouvrage. On peut retenir trois éléments :

 

• le fait qu’il peut y avoir un équilibre dans le sous-emploi.

 

• l’idée qu’il faut éviter que l’argent placé dans le circuit économique reste inactif, soit sous forme thésaurisée, soit sous forme d’une épargne mal ou peu investie. D’où la volonté d’augmenter le pouvoir d’achat de ceux qui en ont le moins (parce qu’ils vont le dépenser plus vite) et de miser sur une taxation des hauts revenus. Aujourd’hui, une telle mesure entraîne encore de nombreux débats.

 

• l’idée est que, si les entrepreneurs privés ne sont plus en mesure d’élever l’offre pour créer de la demande, comme c’est le cas lors de la crise, c’est à l’État d’agir – sous des formes prudentes. Keynes n’est pas socialiste, il préconise une intervention limitée. L’État doit s’arranger pour relancer la consommation par la voie monétaire (en abaissant les taux d’intérêt et en rendant le crédit moins cher) ou budgétaire, voire par le protectionnisme. Keynes préconise une politique de la dépense en période de crise. Le déficit étant de toute façon inévitable, il pourra être résorbé en période de croissance.

 

Les anti-modèles des années 1930 ont longtemps pesé sur la réflexion économique et politique. Ils sont restés profondément ancrés chez les économistes, les hommes d’affaires et une grande partie des hommes politiques, libéraux ou conservateurs, en particulier anglo-saxons. Il s’est alors agi d’éviter la déflation et le chômage de masse, mais aussi le protectionnisme et les dévaluations compétitives sans concertation internationale. L’idée qu’une concertation monétaire et commerciale entre pays est nécessaire aboutira, par delà la Seconde Guerre mondiale, aux accords de Bretton Woods, en juillet 1944, et à la création du Fonds monétaire international (le FMI) en 1945, puis, à la signature du Gatt (l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) en 1947. Demeurent aujourd’hui encore l’interdit du retour au protectionnisme – même s’il y a des tentations, comme on le constate actuellement aux États-Unis pour l’acier – et l’idée qu’il faut chercher des formes de concertation dans les réponses apportées par chaque pays n

 

*Michel Margairaz est professeur d'histoire économique contemporaine à l'université Paris-1 Panthéon-Sorbonne

 

Texte repris d’une conférence organisée par l’Institut CGT d’histoire sociale, le 19 février 2009, reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

La Revue du Projet, n° 14, février 2012

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Des crises à comprendre, Michel Margairaz*

le 15 février 2012

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