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Le marxisme est-il un humanisme ? Sartre et Althusser, André Constatino Yazbek*

Jean-Paul Sartre et Louis Althusser sont les personnages centraux du débat contemporain sur la fécondité du marxisme et son besoin de « renouvellement ».

 

Entre les années 1950 et 1960, tous deux semblent partager un même diagnostic général quant à la situation de la pensée marxiste de l’époque :  atomisée par une profonde sclérose, la théorie marxiste reste bloquée dans un dogmatisme qui stérilise toute la richesse de la pensée de Marx (Sartre) ; dans ce sens, s’évanouirait la réalité politique de la lutte des classes en même temps que la nouveauté théorique de Marx lui-même (Althusser).

 

Toutefois, si le diagnostic d’un besoin de renouvellement de la pensée marxiste leur est commun, la façon dont chacun envisage son projet de « récupération du marxisme de Marx » est, en effet, bien distincte. Tandis que Sartre, dans le champ même du marxisme, se consacre à la recherche d’un « fondement anthropologique » pour les sciences humaines et la philosophie, Althusser, lui, s’efforce d’établir, contre l’humanisme, contre l’anthropologie philosophique, une découpure profonde entre un « premier » et un « second » Marx : du « jeune Marx », encore imprégné de l’idéalisme hégélien, au Marx de la « maturité », celui des ouvrages postérieurs à 1845, ce que l’on peut constater c’est le passage d’une conception qui fonde l’histoire et la politique comme étant une essence de l’homme vers une « théorie scientifique » de l’histoire qui représente une critique à un humanisme « rationaliste et libéral ».

 

Dans cette mesure, Sartre est cohérent avec les exigences de son « humanisme existentiel » en revendiquant, pour le marxisme, le lieu d’un fondement pour l’anthropologie ; de la même manière, Althusser se montre également fidèle aux exigences d’une « lecture structuraliste » de Marx, en le revendiquant au plan d’une critique idéologique et politique de l’humanisme.

 

Entre « humanisme » et « anti humanisme”, tous deux revendiqués dans le cadre de la récupération de l’authentique pensée de Marx, ce chapitre, ayant pour canevas central la philosophie sartrienne, se propose de jeter des lumières sur les camps opposés dans lesquels se déroulait le débat autour du marxisme à l’horizon des sixties(...)

La Critique de la raison dialectique : À la recherche d’une anthropologie fondatrice.

Au moment précis de la parution de La Critique de la raison dialectique, Sartre donne une interview remarquable à Madeleine Chapsal, où il présente le contexte théorique dans lequel se situait sa pensée lors de la rédaction de l’ouvrage :

« Depuis quinze ans, je cherche quelque chose. Il s’agit, si vous voulez, de donner un fondement politique à l’anthropologie. Ça proliférait. Comme un cancer généralisé ; des idées me venaient : je ne savais pas encore ce qu’il fallait en faire, alors je les mettais n’importe où : dans les livres que j’étais en train d’écrire. À présent, c’est fait, elles se sont organisées, j’écris un ouvrage qui me débarrassera d’elles, la Critique de la raison dialectique. »

Alors, qu’est-ce que signifie ce projet sartrien de « donner un fondement politique à l’anthropologie » ? Aux yeux de Sartre, cela veut dire ressusciter le marxisme en faisant de la « compréhension de l’existence » « le fondement humain de l’anthropologie marxiste ». Ainsi, considéré comme une discipline auxiliaire du marxisme, l’existentialisme aura pour but « [...] d’engendrer dans le cadre du marxisme une véritable connaissance compréhensive qui retrouvera l’homme dans le monde social et le suivra dans sa praxis [...] ». La « compréhension », concept revisité par Sartre sous un regard existentialiste, constitue la réelle appréhension de l’action humaine dans le cadre d’une expérience historique qui ne peut pas être assimilée à une série de lois générales du mouvement naturel mais, tout au contraire, doit être reconduite à l’expérience humaine elle-même, celle de la praxis comprise comme le « mouvement dialectique qui explique l’acte par sa signification terminale à partir de ses conditions de départ ». En ce sens, la dialectique de la Nature entreprise par Friedrich Engels constitue pour Sartre l’indice du dogmatisme propre au matérialisme dialectique.

 

D’où la tâche centrale de la Critique sartrienne : la question posée par Sartre a trait aux conditions de possibilité de la connaissance de l’histoire ; mais l’intelligibilité de l’histoire ne peut être assurée, précisément, que dans le cadre d’une pensée vouée à rappeler à toute anthropologie la dimension existentielle – soit, dialectique – des processus étudiés : il faut que les médiations (entre l’organique et l’inorganique, la matière inerte et le sujet de l’action) qui permettent d’engendrer le « concret singulier » – la lutte réelle et datée – soient découvertes. Il s’agit alors de remettre en marche le marxisme en reprenant la démarche de Marx dans ce qu’elle a de plus fondamental : un effort de reconstruction synthétique de l’histoire dans laquelle la mise en perspective de chacun des faits n’empêche pas l’appréciation du processus étudié en tant que totalité singulière, et dans laquelle le sujet de la praxis occupe encore la place centrale. Bref, « [...] toute la dialectique historique repose sur la praxis individuelle en tant que celle-ci est déjà dialectique [...] », c’est-à-dire, en tant que la praxis individuelle peut être définie comme « projet organisateur » qui dépasse les « conditions matérielles vers une fin ». Cela veut dire, qu’en dernière analyse, la dialectique historique repose sur le travail réel et efficace de la matière par l’action humaine en vue d’un « dépassement négateur d’une contradiction, détermination d’une totalisation présente au nom d’une totalité future » : la praxis est engendrée à partir d’un factum contingent, celui de la vie organique qui se reproduit dans son être en faisant l’expérience négative du besoin.

 

Or, c’est à partir de cette prise en compte du rôle de l’individu dans l’événement historique que la pensée de Sartre s’efforce justement de le ressaisir dans la totalité de ses conditionnements et de ses rapports. Ainsi, en la prenant telle qu’elle se définit, l’entreprise de Sartre tend à réintégrer l’homme (en tant qu’opérateur de la dialectique dans l’ensemble matériel dont il fait partie) dans la pensée marxiste. Dans ce sens, tout le projet de la critique sartrienne – dans la mesure même où elle prétend rendre compte d’une histoire qui, tout en étant le produit de la praxis humaine, n’en est pas moins considérée comme totalisation de type dialectique – présuppose une anthropologie fondatrice. Sartre s’oppose ainsi au marxisme « paresseux », enfermé dans une vulgate formaliste qui « fait des hommes réels les symboles de ses mythes » : ce marxisme dogmatique prend l’homme comme un « produit passif » des « conditions économiques », « une somme de réflexes conditionnés ». Et on arrive à ramener toute l’histoire humaine aux enchaînements mécaniques de « l’économisme ».

 

Ce qu’il faut donc critiquer, c’est une conception univoque de l’histoire : le déterminisme historique est antidialectique dans la mesure où il nie la dialectique de la praxis humaine. Bref, affirme Sartre, la découverte capitale de l’expérience dialectique est constituée par le constat que « l’homme est médié par les choses dans la mesure même où les choses sont médiées par l’homme. » Autrement dit : « [...] que veut dire faire l’Histoire sur la base des circonstances antérieures ? Nous disons alors : si nous ne distinguons pas le projet – comme dépassement – des circonstances comme conditions, il n’y a plus que des objets inertes et l’Histoire s’évanouit. De même, si le rapport humain n’est qu’un produit, il est réifié par essence et l’on ne comprend même plus ce que pourrait bien être sa réification. Notre formalisme, qui s’inspire de celui de Marx, consiste simplement à rappeler que l’homme fait l’Histoire dans l’exacte mesure où elle le fait. »

Donc si l’histoire m’échappe, cela ne veut pas dire que l’action réelle de l’homme sur elle n’existe pas, mais seulement que le résultat de l’action historique – vu dans une perspective totalisatrice – est différent de ce qu’il paraît à l’échelle locale, puisque je fais l’histoire avec et contre d’autres hommes, des sujets qui la font, eux aussi, et, en agissant autrement, me volent le sens réel de mon entreprise individuelle : « Ainsi l’homme fait l’Histoire : cela veut dire qu’il s’y objective et s’y aliène ; en ce sens l’Histoire, qui est l’œuvre propre de toute l’activité de tous les hommes, leur apparaît comme force étrangère dans la mesure exacte où ils ne reconnaissent pas les sens de leur entreprise (même localement réussie) dans le résultat total et objectif [...]. »

Néanmoins, ajoute Sartre, si l’aliénation peut modifier les résultats de l’action, cela ne veut pas dire qu’elle la modifie dans sa réalité profonde – tous comptes faits, l’acte humain (la praxis) demeure dans sa spécificité existentielle d’un projet libre qui impose un sens ou une unité à l’extériorité dispersive qui l’entoure (après tout, chez Sartre, la refondation de la dialectique matérialiste s’appuie sur des acquis méthodologiques issus de sa phénoménologie) :

« Nous refusons de confondre l’homme aliéné avec une chose, et l’aliénation avec les lois physiques qui régissent les conditionnements d’extériorité. Nous affirmons la spécificité de l’acte humain, qui traverse le milieu social tout en conservant les déterminations et qui transforme le monde sur la base de conditions données. Pour nous, l’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, par ce qu’il parvient à faire ce qu’on a fait de lui, même s’il ne se reconnaît jamais dans son objectivation. »

 

Aussi bien que des considérations d’ordre méthodologique – destinées par ailleurs à mettre en place la méthode « progressive-régressive » caractéristique de la réévaluation du marxisme par Sartre – il faut lire dans cette citation l’effort du philosophe pour inscrire sa pensée dans le cadre d’une radicalisation du marxisme. Si le point d’arrivée de la pensée sartrienne devient un point de départ pour la pensée marxiste, c’est parce qu’en effet l’auteur essaie de reprendre la dimension humaniste latente chez Marx. « “Être radical”, écrit Marx dans la Critique de la Philosophie du droit de Hegel (1843), c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est “l’homme lui-même” ».Dès lors, en reprenant au sein de la pensée de Marx la médiation privilégiée qui permet au matérialisme dialectique de passer des déterminations générales et abstraites à certains traits de l’individu singulier, Sartre envisage les conditions de possibilité de la pensée dialectique en tant que théorie de l’Histoire centrée sur l’action humaine : il s’agit, bien entendu, de retrouver le jeu de l’intériorisation du réel et de l’extériorisation du moi. De cette façon, en reconnaissant la dialectique comme la « logique vivante de l’action », Sartre affirme que l’homme et son action peuvent être redécouverts à l’intérieur du marxisme. Sous l’auspice de la Critique sartrienne, l’ontologie établit le besoin d’une anthropologie fondée sur l’historicisation : « si quelque chose, comme une Vérité, doit pouvoir exister dans l’anthropologie, elle doit être devenue, elle doit se faire totalisation. Il va sans dire que cette double exigence définit ce mouvement de l’Être et de la connaissance (ou de la compréhension) qu’on nomme depuis Hegel « dialectique ». Aussi ai-je pris, dans Questions de méthode, qu’une telle totalisation est perpétuellement en cours comme Histoire et comme Vérité historique. »

 

Alors, si le devenir est dialectique, comme le veut la Critique sartrienne, cela signifie qu’il s’inscrit dans la « logique de l’action créatrice » du sujet (praxis), et donc dans la « logique de la liberté ». En ce sens, l’expérience dialectique désigne, chez Sartre, à la fois la nature même de l’expérience historique et la tâche de compréhension du sens de l’histoire à travers la praxis effective des hommes : pour bien comprendre l’expérience historique elle-même, il faut tenir compte de la constitution des individus et de leurs positions subjectives, idéologiques et politiques, à l’intérieur des rapports sociaux dans lesquels ils sont insérés.De ce point de vue, les différences entre les approches de Sartre et Althusser par rapport au marxisme sont évidentes : tandis que l’histoire apparaît à Sartre comme une totalisation dont l’agent totalisateur (mais totalisé lui-même, puisqu’il fait partie de sa propre histoire) ne peut être que l’homme, pour Althusser, au contraire, il faut effacer l’« humanisme » du « jeune Marx » pour mieux saisir sa pensée en ce qu’elle a de vraiment « scientifique ». Ainsi, comme l’exprime Michel Foucault, l’approche d’Althusser équivalait à remettre « [...] en question la philosophie du sujet, parce que le marxisme français était imprégné d’un peu de phénoménologie et d’un peu d’humanisme. »

 

Extrait, avec l'aimable autorisation de l'auteur, de Emmanuel Barot (dir.), Sartre et le marxisme, La Dispute, 2011.Le texte complet d’André Constatino Yazbek est disponible sur le site du PCF. Nous n’en présentons ici qu’un chapitre.

En fichier joint l'ensemble de la contribution

*André Constatino Yazbek est professeur adjoint de philosophie département des sciences humaines, Universidade federal de Lavras (UFLA), Lavras, MG - Brasil.

La Revue du Projet, n° 13, janvier 2012

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Le marxisme est-il un humanisme ? Sartre et Althusser, André Constatino Yazbek*

le 19 janvier 2012

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