Les organisations humaines se développent dans un monde fini notamment du point de vue des ressources fossiles, les besoins urgents en énergie doivent prendre en compte des contraintes inédites et des risques inquiétants.
L’énergie est le « sang » nécessaire au développement des sociétés. Dans les pays développés, elle est incontestablement le socle sur lequel repose le fonctionnement du système technique.
Notre monde énergétique
Puisant sans relâche dans les matières premières contenues dans l'écorce terrestre, les Hommes ont acquis une puissance capable de perturber les cycles planétaires, de bouleverser les équilibres de la biosphère et de provoquer un réchauffement global qui menace les organisations humaines. Nous entrons dans une nouvelle ère géologique : l'Anthropocène.
Pour limiter, réduire et retarder les bouleversements causés par le réchauffement climatique (y compris le risque de guerre) annoncés par la communauté scientifique internationale (le GIEC), les pays développés, premiers responsables de ce réchauffement, devraient au moins diviser par quatre leurs émissions de gaz à effet de serre d'ici 2050. Ils devraient donc s'attacher à sortir rapidement de l'utilisation des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) pour produire l'énergie. Cette sortie est d'autant plus indispensable que les énergies carbonées bon marché s'épuisent. Les logiques capitalistes de régulation par le marché font que leur prix va augmenter dans des proportions importantes. Cette exigence devrait rendre solidaires tous les habitants de la Terre. Or, à l'échelle de la planète, le bilan actuel du protocole de Kyoto relatif à la réduction des émissions de gaz à effet de serre est très insuffisant, voire inadapté, au vu de la gravité de la crise climatique.
L'évolution de la démographie mondiale (+3 milliards d'habitants vers la fin du siècle) et la résorption des inégalités énergétiques (monstrueuses notamment entre les États-Unis et l'Afrique) exigeront beaucoup d'énergie. Elle sera d'autant plus nécessaire si nous voulons par ailleurs que tous les peuples aient accès à l'eau douce et qu'ils puissent modifier leur mode de production afin de ne pas aggraver les déséquilibres écologiques terrestres. D'ici 2050, nous devrons au moins doubler la production d'énergie sur la terre.
Répondre aux besoins croissants d'énergie dans un contexte de sortie des énergies carbonées demande de faire appel de manière nouvelle aux énergies renouvelables couplées avec celles de l'atome tout en recherchant une meilleure efficacité de l'énergie produite. Dans ce contexte mondial marqué aussi par l'accident de Fukushima en 2011, des questions essentielles se posent. Faut-il abandonner le nucléaire le plus rapidement possible ou à terme ? Cet abandon est-il possible, voire souhaitable ? Quelle est la nature de ce nouveau mix énergétique et les problèmes qu'il pose ? Une seule chose est certaine : l'énergie parfaite, n'ayant que des avantages et aucun inconvénient, n'existe pas. Les choix qui doivent être faits appartiennent à chaque peuple. Les indispensables débats qui doivent précéder les décisions doivent permettre à chaque citoyen d'être informé de tous ces enjeux. Dans ce contexte, le rôle des techniciens et des scientifiques est essentiel. Ces débats sont d'actualité dans tous les pays du monde.
Sur ces choix, je partage avec beaucoup d'autres scientifiques une inquiétude. Si un grand nombre de peuples rejetait les énergies de l'atome, il serait illusoire malgré leurs grandes potentialités, de considérer que les énergies renouvelables, qui sont diffuses et intermittentes, pourraient répondre aux besoins mondiaux. Si ce rejet s'amplifiait, les peuples pourraient connaître la pire des situations : celle de la pénurie d'énergie. Elle relancerait l'appel aux énergies fossiles en renforçant ainsi le réchauffement climatique. Les coûts de ces énergies croîtraient d'autant plus. Elle serait la cause de graves tensions internationales pouvant conduire à la guerre. C'est le risque le plus important qu'il convient d'éviter à tout prix.
Une Europe énergétique fragile et incohérente
Un premier constat s'impose à l'Europe. Elle est pratiquement totalement dépourvue de ressources en gaz et en pétrole. La seule ressource énergétique de l'Union est le charbon (principalement en Allemagne et en Pologne) (fig 1).
C'est malheureusement la plus polluante en émissions de gaz à effet de serre (CO2). Un deuxième constat caractérise l'Union. Le projet d'une Europe énergétique cohérente et stable est en train de s'effondrer du fait des bouleversements géopolitiques et des coups de boutoir d'une crise du capitalisme exacerbée par les logiques de la concurrence libre et non faussée. Cette impuissance face à l'incohérence se retrouve dans la directive européenne sur l'énergie. Elle préconise trois orientations non contraignantes qui sont abordées de manière indépendante, alors qu'en réalité, elles sont étroitement liées entre elles, voire antinomiques :- obtenir d'ici 2020 une augmentation de 20% de l'efficacité énergétique,- réduire de 20% les émissions de CO2, - aller vers les 20% d'énergies renouvelables. Le choix politique majeur récent d'Angela Merkel Certains pays de l'Union ont fait le choix de conserver les énergies de l'atome (France, Grande-Bretagne, Les pays nordiques, République tchèque, Hongrie...). Il convient de souligner à cet égard, le cas particulier de la Suède qui a décidé en 1980, par référendum, de sortir du nucléaire en 30 ans. Aujourd'hui la Suède n'a arrêté qu'un seul de ses réacteurs sur les douze qu'elle exploite et elle relance le nucléaire. D'autres ont fait le choix de l'abandon du nucléaire (Allemagne, Italie, Autriche, Espagne...). La décision allemande intervenue brutalement à la suite de l'accident de Fukushima, sans concertation au sein de l'Europe, représente un tournant énergétique sans précédent. La sortie définitive du nucléaire fixée en 2022 s'est concrétisée par la fermeture immédiate de 8 centrales et l'arrêt progressif des 9 restantes. Cette orientation amène le gouvernement allemand à développer de manière urgente les énergies renouvelables et le renforcement du réseau électrique. Les objectifs de l'Allemagne sont que la part des énergies renouvelables dans la consommation globale d'électricité soit de 35% en 2020, 50% en 2030, 65% en 2040 et 80% en 2050. Dans cette augmentation, l'énergie éolienne joue un rôle central. Cette stratégie a plusieurs conséquences. Elle suppose un accroissement important des capacités de transport des réseaux électriques allemands pour acheminer l'électricité des éoliennes off-shore de la mer du Nord et de la Baltique vers les utilisateurs situés au sud de l'Allemagne. Plus largement et pour les mêmes raisons, en accord avec les orientations de la directive européenne privilégiant les énergies renouvelables, l'Europe doit accroître les capacités de transports de l'électricité entre les pays. Les frontières étatiques sont actuellement des goulots d'étranglement électrique (fig. 2). Ces évolutions représentent un coût de plusieurs milliards d'euros (qui paiera ?) et doivent nécessairement être soumises au débat public puisque dans ces conditions le réseau national pourrait devenir un réseau de transit prioritaire entre l'offre éolienne du Sud et la demande électrique du nord de l'Europe. Elle suppose à moyen terme la mise en service de centrales au gaz et au charbon (donc aggravant le réchauffement climatique car le captage et le stockage du CO2 ne sont pas encore opérationnels) pour combler les insuffisances de la période de transition et compenser les fluctuations inhérentes à l'énergie éolienne et solaire. Ce faisant, en plus d'une augmentation importante des émissions de gaz à effet de serre, cette stratégie entraîne une dépendance accrue de l'Europe au gaz russe ; est-ce vraiment souhaitable ?Personne ne peut dire aujourd'hui si le tournant énergétique allemand réussira et à quel coût. Pour certains, ce tournant est comparable au projet spatial lunaire : la seule différence est que le pays entier est transformé en laboratoire de recherche1.L'Europe a besoin d'une vision d'avenir, répondant aux attentes et aux besoins sociaux des peuples. Il est nécessaire de faire converger les économies, les finances, les budgets, sur un nouveau mode de développement fondé sur les options d'efficacité économique, financière, sociale et écologique, sur des solidarités intereuropéennes afin de combler les disparités régionales et les inégalités importantes, tout en favorisant partout la justice et le progrès social, l'emploi qualifié, la formation, les services publics. Seul le développement des services publics de l'énergie dans les pays européens est susceptible de favoriser cette difficile convergence. Les atouts de la France Dans ce débat mondial et européen, notre pays a des atouts qui peuvent l'aider à sortir de la crise tout en restant solidaire du reste du monde, c'est-à-dire sans s'enfermer dans une perspective égocentrique nationale. En prenant en compte le nécessaire effort de recherche à faire en direction de l'amélioration de l'efficacité énergétique notamment dans l'habitat et le développement des énergies renouvelables, nous pouvons ajouter aux 400 000 emplois du nucléaire tous ceux relatifs à ces deux orientations à condition d'avoir une politique de réindustrialisation de notre pays dans tous les domaines de l'énergie. En préservant notre atout principal, le nucléaire, nous préservons l'énergie qui, de par son coût bas, permet de concrétiser le droit à l'énergie pour tous et se libérer du yo-yo des marchés internationaux des énergies fossiles. Nos réserves de combustibles fissiles et fertiles et le stockage possible de ce combustible pour plusieurs années de consommation nous mettent à l'abri des marchés. Par ailleurs, si le risque d'accident nucléaire est réel et grave, l'expérience française montre qu'il est maîtrisable pourvu qu'il soit géré par un secteur public démocratisé et rénové, contrôlé par des structures scientifiques et techniques indépendantes des pouvoirs politiques. Pour préserver la sécurité des peuples quels qu'ils soient face au risque d'accident nucléaire grave, notre pays a-t-il intérêt à faire disparaître cette expérience positive de sécurité en abandonnant ses activités nucléaires alors que la plupart des grands pays émergents (Chine, Inde, Brésil, Russie, Nigéria...) et des pays développés (états-Unis, France, Grande-Bretagne...) ont confirmé leurs orientations nucléaires après l'accident de Fukushima ? Mais notre actuelle dépendance vis-à-vis du pétrole (notamment les transports) et du gaz doit nous amener à envisager le changement et maîtriser la transition qu'il entraîne. En rapport avec les contraintes climatiques mondiales, nous devons diviser par quatre, d'ici 2050, nos émissions de gaz à effet de serre (gaz carbonique), ce qui implique à peu de chose près, de diviser par quatre notre consommation de combustibles fossiles. Outre les économies d'énergie, sans lesquelles le « facteur 4 » serait illusoire, il nous faut2 : - supprimer le pétrole et le gaz dans l'habitat (résidentiel et tertiaire). C'est possible en combinant, isolation efficace, énergies renouvelables pour la production de chaleur (pompes à chaleur) et électricité maîtrisée, - réduire le pétrole pour les transports au moyen d'une double mutation : de comportement en repensant la mobilité (transports en commun, fret), technologique en remplaçant le pétrole par l'électricité (dans les véhicules hybrides rechargeables ou/et électriques) soit avec les biocarburants, - limiter efficacement les combustibles fossiles dans l'industrie ce qui exige de modifier les procédés en engageant des investissements lourds, - augmenter la part de l'électricité dans le mix énergétique à partir du nucléaire et ajuster la part de production électrique des énergies renouvelables en fonction des progrès de la recherche sur le stockage de l'électricité et la méthanation (production de méthane CH4 à partir du CO2 et de l'hydrogène) et/ou la réalisation de STEP3 pour respecter les contraintes dues au réseau électrique. Le risque lié à l'éventuel abandon du nucléaire est triple : ne pas atteindre les objectifs de protection du climat, aggraver les effets de la crise sur les plus défavorisés par l'accroissement des coûts du kWh et se retrouver très dépendants des producteurs de gaz naturel (dont la Russie). La tâche qui est devant nous est ardue. Mais, intégrée dans une planification écologique qui nous conduit vers d'autres modes de production respectueux des équilibres écologiques, animée par un pôle énergétique où tous les acteurs de l'énergie seront représentés (y compris les salariés et les citoyens), nous pourrons dans ces conditions retrouver la confiance des citoyens dans les bienfaits du progrès scientifique et technique. Cette orientation nécessite deux composantes importantes : une politique industrielle en harmonie avec ce changement conduite par un secteur public important, rénové et un effort de recherche sans précédent dans tous les domaines (le stockage de l'électricité, la génération IV du nucléaire, la fusion, le photovoltaïque, la géothermie, le stockage et la séquestration du CO2, les matériaux...). Cette transition sera longue. Dans un domaine particulier, celui de l'énergie, chacun doit apporter ce qu'il peut pour éclairer l'avenir de la planète et des hommes. Quels nouveaux rapports doit-on inventer entre la réalité terrestre et les formes sociales actuelles permises par l'évolution des techniques ? Nous sommes convaincus qu'il faut mettre en œuvre ces nouveaux rapports. C'est ce changement de civilisation qu'il convient de maîtriser. *Claude Aufort est chercheur, ancien administrateur du CEA. 1) Voir l'article du vice-président de RWE- Power dans Revue Générale Nucléaire, septembre-octobre 2011. 2) Voir à ce sujet les travaux des scientifiques de l'Association Sauvons le Climat et leur proposition stratégique Négatep sur le site Internet www.sauvonsleclimat.fr 3) Il s'agit de stations de pompage capables de délivrer des puissances de plusieurs milliers de MW grâce à l'eau retenue dans des réservoirs, déversée au moment voulu sur des turbines. Par exemple le barrage de Grand'Maison dans l'Isère a cette fonction. La Revue du Projet, n° 13, janvier 2012
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