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Ne pas se tromper de cible, Jean-Marie Harribey*

Le débat sur la démondialisation n’oppose pas les tenants de la mondialisation capitaliste et les anti, mais partage le camp progressiste, notamment la gauche de la gauche.

La violence de la crise, la spécificité qu’elle revêt en Europe et l’obstination des gouvernements à la faire payer de plus en plus cher aux populations modifient  la donne et font bouger les lignes du débat politique. En particulier, le débat sur la démondialisation n’oppose pas les tenants de la mondialisation capitaliste et les anti, mais partage le camp progressiste, notamment la gauche de la gauche. C’est d’ailleurs là le premier paradoxe : unanimes pour dénoncer les conséquences désastreuses de la mondialisation, pourquoi ne nous retrouvons-nous pas tous sur une même démarche pour penser l’alternative ? Parce qu’il y a au moins trois niveaux de débat dont l’issue n’est pas encore trouvée 1]      L’impasse d’un régime d’accumulation financière   L’idée de démondialisation met en évidence le fait qu’il n’y a pas de consensus sur la nature de la mondialisation et sur celle de la crise capitaliste mondiale. La mondialisation n’est pas seulement le développement du commerce international parce que le libre-échange des marchandises s’est imposé. En amont de cela, il y a l’intégration des systèmes productifs et financiers menée tambour battant pour remédier à la crise de rentabilité du capital de la fin des années 1960 et du début des années 1970, à partir du moment où la circulation des capitaux a été totalement libérée. Dès lors, la crise actuelle n’est pas une addition de crises nationales dont la simultanéité serait d’ailleurs étonnante. La crise marque l’impasse d’un régime d’accumulation financière : le monde de la finance a cru pouvoir voler indéfiniment hors-sol et compenser par la spéculation ou par l’endettement la difficulté de faire produire de la vraie valeur par le travail et à la réaliser ensuite. Difficulté d’autant plus grave pour l’accumulation que la barrière des ressources naturelles se dresse inexorablement devant elle. Il en résulte qu’il n’est sans doute pas réaliste de penser pouvoir échapper à cette crise systémique par une voie exclusivement nationale. La déconstruction qu’il faut opérer porte sur la logique capitaliste poussée à son paroxysme par la financiarisation : « Il se pourrait que la "définanciarisation" soit une des conditions à un retour à la stabilité des relations internationales, plus qu’un protectionnisme qui serait mené au nom de la démondialisation. »2   Quel espace de régulation pertinent ?   • Des droits de douane aux frontières nationale ou européenne de 10, 15, 20…% ne compenseront certainement pas des écarts de coûts de production allant de 1 à 5 ou 10.   • La sortie de l’euro accompagnée d’une dévaluation de la monnaie nationale retrouvée verrait la dette extérieure libellée en euros augmenter, les importations renchérir, conduisant à dévaluer tous les ans ou tous les dix-huit mois, ainsi que le propose l’économiste Jacques Sapir.   • La proposition de dévaluer unilatéralement la monnaie du pays ignore la réaction que ne manqueraient pas d’avoir les autres pays.   • Comment ferait-on pour mettre en place une régulation du climat mondial au niveau national, ou bien les marchés agricoles mondiaux hautement volatils et spéculatifs ?   • Ces deux exemples sont révélateurs de l’impensé de la démondialisation en ce qui concerne le mode de développement. On ne peut aujourd’hui prôner la réindustrialisation de nos pays sans se demander quel type d’industrie développer. Or la question écologique n’est jamais abordée à l’intérieur du cadre intellectuel posé par les partisans de la démondialisation. En songeant à trouver une issue à la crise par la reconquête des marchés perdus, ils restent prisonniers d’un schéma concurrentiel non coopératif. Pire, il y a le risque de faire dévier un conflit de classes vers un conflit entre nations. La souveraineté démocratique   D’où un troisième niveau de débat sur la souveraineté démocratique. Comment les partisans de la démondialisation posent-ils le problème ? « Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible – moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille»3 Les trois niveaux de transformations structurelles proposées sont tout à fait pertinents. Ce qui fait problème, c’est « l’évidence », l’« immédiatement disponible », le « déjà là », c’est-à-dire le fait de supposer le problème résolu alors que nous savons que la mondialisation a construit un univers exempt de tout contrôle démocratique. L’extrême difficulté que les peuples ont à surmonter est précisément de reconstruire totalement leur souveraineté et pas seulement de raviver une souveraineté mise en sommeil. Certains partisans de la démondialisation ont craint que la position critique que nous adoptions reflète une négation, voire une haine de l’État-nation. C’est un malentendu ou une erreur. Il s’agit juste de ne pas oublier le caractère contradictoire, ambivalent de l’État : au service de la classe dominante et en même temps tenu de procéder à certains arbitrages sociaux. Et il faut bien voir que les transformations du capitalisme depuis quatre décennies ont considérablement modifié le rôle assigné à l’État, devenu plus excluant qu’intégrateur social, et qui ne peut être utilisé tel quel comme à l’époque qui lui avait valu le qualificatif de « providence ».     Aussi, sans sous-estimer l’action possible au sein de chaque nation, il faut lui enlever tout caractère nationaliste. En sachant qu’il y a une contradiction à dépasser : si la démocratie s’exprime surtout à l’échelon national, les régulations et les transformations à réussir, notamment écologiques, se situent pour beaucoup au-delà des nations, d’où l’importance de la création progressive d’un espace démocratique européen.On peut donc envisager des points de rupture qui ne seraient pas consécutifs à une sortie de l’euro ou à un dispositif protectionniste unilatéral, mais qui débuteraient un processus visant le cœur de la logique du profit :   • rupture dans la répartition primaire des revenus entre capital et travail parce qu’elle est au cœur du conflit de classes à l’origine même de la crise : cette rupture-là porte sur le niveau des salaires bien sûr, mais aussi sur la fixation d’un revenu maximum et sur la réduction du temps de travail qui conditionne la résorption du chômage ;   • rupture dans la fiscalité avec une réforme radicale pour la rendre très progressive ;   • rupture dans les structures financières : socialisation des banques, Banque centrale européenne qui soit vraiment le prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire en première main par rapport aux États ;   • rupture dans la gestion de la dette : audit citoyen et annulation de la part illégitime des dettes publiques, nées de la défiscalisation des riches, de l’endossement des dettes privées et de la récession ayant diminué les recettes fiscales. Refus du protectionnisme en tant que système   Ces points de rupture peuvent être amorcés au niveau national et en aucun cas ils ne constitueraient une déclaration de guerre économique aux pays étrangers ; au contraire, ils peuvent être étendus ailleurs. Et c’est à partir de ce moment-là qu’une coopération pourrait avoir lieu de façon à approfondir les transformations politiques nécessaires dans l’Union européenne. Autrement dit, le refus du protectionnisme en tant que système, par définition toujours unilatéral et non coopératif, ne signifie pas le refus de toute protection. Mais celles-ci doivent être envisagées de manière sélective et surtout en changeant de nature. Par exemple, pour reterritorialiser ou relocaliser certaines activités, une taxe au kilomètre de marchandise parcouru, applicable sur les importations et sur les exportations, est préférable à un droit de douane unilatéral. Autre exemple, au libre-échange de l’OMC ou au protectionnisme des partisans de la démondialisation, on pourrait opposer un système d’échanges internationaux bâti sur des écluses asymétriques des pays pauvres vers les pays riches, la plus forte conditionnalité étant imposée aux riches, notamment en matière agricole pour que la souveraineté alimentaire des pays du Sud soit reconstruite et protégée.Au total, ce débat sur la démondialisation est fondamentalement de nature politique car il s’agit de savoir quelle est la cible principale que doivent atteindre les mouvements sociaux dans le monde, la logique capitaliste, exacerbée par la finance, et non pas désigner l’étranger. *Jean-Marie Harribey est maître de conférence en économie à l’université de Bordeaux IV, membre du conseil scientifique d’Attac, signataire du « Manifeste d’économistes atterrés ». 1- J.M. Harribey, « Les impasses d’une réponse nationale à la mondialisation. Sortir de la crise, par où commencer ? », Le Monde diplomatique, octobre 2011, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/europe/demondialisation-diplo.pdf.  2- R. Boyer, « Une croissance sans laxisme financier est-elle possible ? « , L’Économie politique, n° 52, octobre 2011, p. 76-90. 3- F. Lordon, « Qui a peur de la démondialisation ? », 13 juin 2011, http://blog.mondediplo.net/2011-06-13-Qui-a-peur-de-la-demondialisation.

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