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Entretien avec Stanley Greene, Nicolas Dutent, Hortense Pucheral

«Stanley Greene est un photographe résolument iconoclaste qui met à jour nos contradictions, une sorte d'écorché vif qui s'entête à s'introduire dans les plaies encore béantes qui saignent et hurlent leur douleur, parfois silencieusement, dans tous les coins du globe. Explorateur infatigable d'un monde abandonné à lui-même, pourfendeur mélancolique de la folie des hommes, il trimballe la mort et la misère comme des bagages encombrants qui le poursuivent sans trop lui laisser le choix. Juge implacable de la condition humaine, il traduit à la fois les renoncements inacceptables qui s'imposent sous nos yeux et les défis majeurs qui attendent l'humanité. Son objectif est paradoxalement une arme de paix qui part en guerre contre les circonstances que nous avons trouvées et qui ne sauraient se maintenir éternellement. Nous côtoyons à la fois un désenchantement profond et un refus radical, de par la violence symbolique ou physique suggérée par les images, de l'état de choses existant. Le génie artistique dialogue ici en permanence avec les méandres de l'âme et le poids lourd de notre responsabilité et de nos manquements ».

Nicolas Dutent

 

Sur la route de Samashki, Tchéchénie, août 1995 Entretien avec Stanley Greene     Stanley Greene, ancien Black Panther issu d’une famille américaine progressiste, ce début dans la vie n’est pas banal...   Effectivement. Mon père était communiste, davantage intéressé par le concept que par une réflexion réelle sur l’application effective de ce concept. Il lisait Karl Marx, qui a dit des choses essentielles tandis que dans le même temps, les contemporains qui ont tenté, en Russie par exemple, de donner « corps » à sa pensée ont tôt fait de donner une tournure pour le moins sclérosée à ses textes, à sa vision. Occultant au passage les évolutions nécessaires à apporter à cet idéal. Il faut aussi considérer que le communisme en Amérique est différent. L’« intelligentsia » américaine le vivait de manière plutôt romantique. Ce qui n’a cependant pas empêché mon père d’être « blacklisté » par le gouvernement de l’époque. Ronald Reagan et ses amis se sont arrangés pour évincer les progressistes américains de cette période, entrant dans une folle « chasse aux sorcières ». Dans ce contexte mon père a pourtant obtenu 2 000 voix à une élection locale importante, avec le soutien du parti travailliste et un engagement syndicaliste fort et remarqué. Le paradoxe est que mon père, à sa mort, a obtenu les honneurs militaires. Car il croyait malgré tout aux États-Unis tout en vilipendant le gouvernement américain et ses positions d’alors. Une pratique également très courante de la part des conservateurs consistait à fustiger de « communistes » tous les acteurs de la vie politique, socialistes ou non, qu’ils voulaient écarter du pouvoir. On le constate encore aujourd’hui quand on veut faire passer Barack Obama pour un grand homme de gauche alors qu’il incarne davantage le centre de l’arc politique américain. Être noir n’implique pas être de gauche. Je suis encore persuadé que l’Amérique est très conservatrice et croyante. Quand tu as ces deux idées en tête, tu comprends comment et pourquoi le discours ambiant qui existe sur place permet aux américains de se convaincre eux-mêmes que l’exploitation, par le travail et la concurrence, est un bénéfice pour la société. Il y a une sorte de masque derrière lequel se cache cette Amérique qui continue de prétendre œuvrer pour le bien de tous alors qu’on constate que tout se décide en fonction d’agendas et de « desiderata » qui arrangent surtout les grandes entreprises. Le capitalisme demeure le meilleur moyen, et le plus efficace, d’endormir les gens, d’amuser les foules avec quelques réseaux sociaux... pour mieux les contrôler et tirer le maximum de profits dans cette course. On le constate avec les émeutes récentes qui ont eu lieu à Londres : l’organisation spontanée  des gens qui ont participé à ce mouvement a pris de cours les forces de l’ordre, les policiers ont été complètement dépassés par ce réveil à la fois surprenant et phénoménal. Et paradoxalement tout cela n’aurait jamais connu une telle ampleur sans l’intervention de ces mêmes médias sociaux. Reste qu’avec le développement croissant des blogs etc, la non-vérification des informations et des sources s’installe et m’inquiète particulièrement. Il faudrait selon moi revenir au principe implicite du journalisme qui vise à valoriser les cinq fondamentaux, à savoir la règle : « Who, what, when, where, why? » (Qui, quoi, quand, où, pourquoi ?). Il faut répondre à ces questions et les vérifier. Vous abandonniez il y a quelques années la photographie de mode pour vous consacrer pleinement à l’activité de photo-reporter, cela correspond-t-il à une quête de sens dans l’acte photographique ?   Avant même la photo de mode, j’ai commencé par photographier la scène punk-rock qui a émergé pour une bonne part dans les écoles d’art. Je suis plus tard venu au photo-reportage à la fois par chance et par accident. J’ai presque envie de dire que j’avais un appareil photo autour du cou.   Ce champ-là du photo-reportage vous épanouit-il davantage ?   Ce qui me passionne, c’est fondamentalement ces petits puzzles que je rassemble pour former des récits. J’ai aussi besoin d’être en contact avec la mort et la misère qui sont des histoires qu’on ne raconte pas ou peu. La rencontre avec Eugène Smith (un des photojournalistes les plus anciens et talentueux) a aussi été décisive.   Une critique sous-jacente de votre travail consiste à dénoncer la « militarisation » du monde (voir reportage en Tchétchénie), est-ce un moyen de prolonger votre engagement de jeunesse ?   Très probablement si je rappelle que, dans un premier temps, je me suis engagé auprès de « grassroots » dans le Michigan, après quoi je me suis rangé sous le drapeau de rassemblements américains qu’on dirait « gauchistes », activistes ou anti-système propres aux années 60/70, vent debout contre la guerre du Vietnam. C’est aussi à cette période que Jesse Jackson a fini par être « instrumentalisé ». Il y avait beaucoup d’agitation populaire, l’âme de la rue prenait la parole, délivrait son message et la question du féminisme émergeait dans les débats. Il y avait des tendances plus radicales qui s’engageaient dans des sabotages, attaques à la bombe... Accointances politiques et émergences musicales rythmaient mon quotidien, je gravitais autour de cette ambiance. Nous possédions aussi un journal qui faisait office de « paravent » et relayait aussi bien nos activités que nos aspirations.   Vous photographiez sans complexe des scènes de guerre, que doit-on et que peut-on photographier ? Peut-on figer l’intolérable ?   Je me suis toujours refusé de photographier une exécution. C’est ma limite. C’est trop choquant en soi. Pensez-vous que vos clichés, dont certains sont très déstabilisants par la violence qu’ils suggèrent, peuvent représenter une sorte de provocation, ne serait-ce que pour le regard ?   Pas de problème, je peux bien gâcher une journée de vie (rires). Plus sérieusement, je suis tout à fait tranquille avec le fait de pousser les gens dans leurs retranchements et leur imposer de voir ce qu’ils ne veulent pas voir. Cela peut les mettre mal à l’aise mais en même temps cette réalité est là. Je ne supporte pas non plus et pour exemple ce « fantasme » autour du viol ou des assassinats que je vais vous expliquer. On montre en effet énormément cette imagerie dans les films et dans les livres d’une manière tout à fait banalisée. Mais quand cela est dénoncé de manière plus franche et sans filtre, quand ces crimes vous sont dépeints sous les yeux, à cet instant plus personne ne veut les voir. Dans la vie réelle on veut effacer de notre mémoire cet aspect des choses alors qu’il s’impose au présent. Mais au cinéma, alors que ces scènes sont omniprésentes, ça ne choquera pour ainsi dire jamais. Cette mauvaise foi me fascine... À titre individuel, comment parvenez-vous à lutter contre la trace laissée par cette violence dont vous avez été tant de fois témoin ?   Rock’n Roll ! (rires) La musique est ma drogue. Ma mère adorait le champagne, les framboises, les Doors et Dylan. Elle m’a transmis le goût de la musique. C’est devenu ma propre échappatoire.   S’accoutume-t-on à côtoyer la mort ?   Quand je décide de partir je suis serein car je me suis fixé préalablement un objectif (couvrir un conflit) et je garde ce cap. Au moment où je reviens c’est en revanche beaucoup plus difficile, c’est cette peur du retour que j’appréhende comme un terrible effet de « boomerang ». Généralement, cette réadaptation à la vie normale est très peu commode car les gens que je retrouve mènent une existence diamétralement opposée à celle dans laquelle j’ai été immergé. Je dois affronter alors de grandes contradictions. Il y a un vice à cela, c’est l’adrénaline qu’on cherche à relancer et cette aventure à la fois effrayante et enivrante qu’on veut chaque fois renouveler. La photographie revêt en ce sens un aspect addictif. Entretien réalisé par Nicolas Dutent, Hortense Pucheral et l'aimable contribution d'Isabelle Ziserman pour la traduction. Liens utiles : www.polkagalerie.com/photographeswww.noorimages.com/photographers/stanleygreene @font-face { font-family: "Cambria"; }p.MsoNormal, li.MsoNormal, div.MsoNormal { margin: 0cm 0cm 0.0001pt; font-size: 12pt; font-family: "Times New Roman"; }div.Section1 { page: Section1; } La Revue du Projet, n° 12, décembre 2011  

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Entretien avec Stanley Greene, Nicolas Dutent, Hortense Pucheral

le 09 décembre 2011

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