« Je vais vous conter une histoire qui vous glacera de terreur » ; j’emprunte cet exergue au long roman Cacao de Jorge Amado dont la première chronique était la « Terre aux Fruits d’or ».
Les mathématiques occupent une place singulière dans notre civilisation ; elles sont partout et on ne les voit pas. La chirurgie est une technologie mathématique et tire son nom de la spécialité médicale bien connue ; mais chacun sait inversement, que l’on ne peut dépister aujourd’hui des tumeurs malignes sans une imagerie médicale sophistiquée dont le soubassement est mathématique, une mathématique qui va quelque peu au-delà de la règle de trois ; la chirurgie elle-même est aujourd’hui de plus en plus souvent assistée par ordinateur. L’effort mental tendant à imaginer ce qui arrive à notre civilisation si d’un seul coup tout ce qui est d’ordre mathématique en disparaissait est trop complexe pour être entrepris mais chacun pressent que dans la minute qui suivrait, le monde que nous connaissons serait invivable sur une grande partie de la planète. On dira qu’il l’est déjà pour des milliards d’êtres humains pour des raisons qui n’ont rien de mathématique mais qui ont beaucoup à voir avec les formes du capitalisme actuel. On dira que les mathématiques relèvent de l’exactitude et que les enjeux proprement politiques ne la traversent pas et qu’inversement, les mathématiques n’ont rien à apporter au politique. Et tout porte à penser que tout cela est vrai à première vue.
À première vue, le Soleil se meut autour de la Terre, centre de l’Univers.
Là où commencent les mathématiques, il y a la preuve. Le fait de dire « Les humains sont mortels ; or Socrate est un humain, donc Socrate est mortel » n’est pas ce que les mathématiciens appellent une preuve, on peut espérer que les mathématiciens ne sont pas seuls à penser ainsi. Par contre, déduire du second axiome d’Euclide, « Par un point extérieur à une droite on peut mener une et une seule parallèle à une droite » que la somme des angles d’un triangle est un angle plat est un théorème. Mérite ce nom un énoncé et seulement un énoncé dont les hypothèses se vérifient à « l’œil nu » et dont les conclusions, elles, ne se voient pas « à l’œil nu ». Un théorème nécessite une preuve ; le « théorème de Schmidt » n’en est pas un. La preuve est–elle donc une exclusivité mathématique ? Chacun sait les difficultés rencontrées par tout jeune devant l’introduction de « x » ; il est bien regrettable de ne pas expliquer que « x » n’est autre que le portrait robot dont toute enquête policière se sert. Les enquêtes judicaires utilisent donc des outils mathématiques sans le savoir ; il ne s’agit pas cependant de jouer à Mr Jourdain. On dira que depuis que les méthodes judiciaires se sont raffinées, on se serait depuis longtemps aperçu qu’elles en ont besoin. À première vue. Il y a quelques siècles, la « preuve » du crime procédait de l’ « aveu » et celui-ci obtenu sous la torture la plus abjecte. La période sombre du Moyen Âge au moins dans de vastes étendues du globe ne fit aux mathématiques aucun emprunt, d’aucune sorte (et elles tombèrent dans un coma profond). Si j’osais, j’écrirais : aussi fut-elle sombre.
Deux « histoires » actuelles
Un ghetto est en gros un rassemblement d’êtres humains soumis à un ensemble de contraintes extérieures violentes et contradictoires. Par exemple se nourrir et éventuellement sa famille et être mis dans l’incapacité de trouver du travail ou toute forme de rétribution pour une activité socialement utile. Par exemple se loger et se voir interdit l’accès au logement. Par exemple, être conscient de son humanité et se la voir dénier par une étoile jaune. La liste n’est évidemment pas épuisée.Devant les spectaculaires évolutions sociétales d’un monde où se développe un capitalisme nouveau, les sociologues empruntèrent de plus en plus fréquemment l’idée de sociétés fracturées ; le langage de gauche s’y référa lui aussi. Or les mathématiques avaient rencontré ce phénomène depuis longtemps et construit des objets totalement étranges, sans épaisseur mais au contenu aussi dense que possible, discontinus mais sans point isolé etc. Ces objets étranges furent regardés comme des curiosités jusqu’au jour où Benoit Mandelbrojt « découvrit » que l’étrangeté en question était une forme d’existence de la matière ; ainsi le flocon de neige, le dessin de la côte de granit en Bretagne... Ces systèmes qui obéissent tous aux conditions draconiennes mentionnées ci-dessus s’appellent fractals. Mais une lecture attentive du livre le Choc des civilisations de Samuel Huntington montre sans aucune équivoque possible qu’il s’est trouvé sur un endroit de la terre des « penseurs » qui comprirent que la propriété générale des fractals était … leur autoreproduction. Une fois posé le réseau de contraintes externes mentionné, le système dynamique créé s’autoreproduit indéfiniment sans avoir la possibilité de la moindre évolution : il reproduit indéfiniment en son sein les contraintes qui lui ont donné naissance ; il ne peut pas les dépasser.Créer une société fractalisée provoque sa domination complète ; ses éléments ne sont pas isolés mais ne communiquent pas entre eux. Bien entendu , et heureusement, l’histoire, même bégayante de l’espèce humaine assigne une certaine limite au mot « indéfiniment » et au mot « complet » mais une société fractalisée est l’accomplissement du capital, en tout cas de ceux qui le pensent.
Un homme politique connu pour se situer à gauche s’écria dans le Journal Le Monde : « les mathématiciens qui enseignent les techniques sophistiquées permettant le développement des marchés financiers sont coupables de crimes contre l’humanité ! » L’exclamation ressemble à son auteur qui est un spécialiste de l’arc ajusté sur de fausses cibles mais ce qu’il dit correspond à une idée assez répandue. Les mathématiciens devraient fermer les enseignements de haut niveau appelés mathématiques financières et s’occuper d’autre chose. Si donc « à première vue », les mathématiques sont totalement étrangères au politique, il ne fait cependant pas de doute que le capitalisme, ceux qui le pensent, l’implémentent et cherchent avec obsession les moyens de le transformer pour que rien ne change, s’en servent.
Peut-on imaginer un « usage » des mathématiques qui au lieu de servir à de nouveaux modes de domination conduisent à émanciper l’humanité ?
Bien qu’il y ait des aspects relativement simples où la réponse est immédiatement positive, un instant de réflexion montre qu’avant d’en donner un exemple il faut repenser la question. Que le capital soit obsédé par l’idée de se « servir » de ce que les mathématiques produisent de plus sophistiqué voilà une problématique normale pour qui a le profit comme déterminant principal. Il n’en est pas du tout de même s’il s’agit de développer une autre logique, celle du développement des capacités humaines. Les mathématiques se prêtent mal à l’asservissement quel qu’il soit. Lorsque cependant c’est le cas — et cela mériterait un développement en soi — elles engendrent des monstres ce qui somme toute est naturel.Dans un temps éloigné une discussion âpre fit rage dans ce qu’on appelait alors le mouvement ouvrier sur la question de la participation parlementaire. Pouvait-on se contenter de conquérir une majorité électorale pour utiliser ensuite les institutions contre la domination de la bourgeoisie ? La littérature à ce sujet est trop vaste pour être rappelée mais la question ici est du même ordre en dépit de l’apparence selon laquelle les mathématiques constituent sans doute un superbe « ornement de l’état » une activité de luxe mais en gros la révolution peut s’en passer – des mathématiques, pas des mathématiciens —, on a quand même progressé depuis Lavoisier. Mais là surgit soudain une question nouvelle et quelque peu intimidante ; on voit assez ce que veut dire qu’il faut changer d’institutions et pas se contenter de se glisser dans celles qui sont conçues pour perpétuer la domination du capital. Qu’il y faille une certaine dose d’invention est une chose mais « changer de mathématiques » qu’est-ce à dire ? Il serait de ma part déplacé de tenter ici une réponse en peu de mots. Un exemple en donnera une idée néanmoins : pour ce faire on usera d’un procédé utilisé fréquemment par K. Marx , à savoir « le passage à la limite ». Supposons le monde débarrassé des Agences de notation, de l’OMC , de l’OTAN, de la CIA , des Barroso et autres Sarkozy, supposons un monde dont les armes aient disparues, supposons un monde de libre coopération entre individus libres. N’y aurait-il aucune place dans un tel monde pour des échanges multiples de biens communs et divers, de productions de toute nature, matérielles et immatérielles ? Et si tel est le cas, n’est-il pas nécessaire de concevoir l’appareil conceptuel qui permet de passer de la domination des hommes à l’organisation des choses ? Et cette organisation exclue-t-elle les fluctuations, le hasard ? Peut-elle se concevoir sans disposer d’une certaine notion d’efficience ? De la matrice constituée par les mathématiques financières sortiront d’autres concepts, d’autres champs d’exploration, d’autres questions frontières et d’autres possibles. Les mathématiques — c’est la grande différence entre cette science et le mouvement de la société — permettent de l’intérieur leur propre dépassement ; ce n’est pas la seule fois dans leur histoire mais ce serait la première où ces mouvements seraient synchrones. Hâtons nous.
*Olivier Gebuhrer est maître de conférence en mathémathiques
La Revue du Projet, n° 11, octobre-novembre 2011
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