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Polar et politique, Gérard Streiff

En ces temps où la politique n'a guère la cote, le polar politique, lui, semble bien marcher. Paradoxe ? Souvent mieux que le cinéma, le roman « policier » en effet sait coller à la vie publique. Sans doute parce que c'est un genre qui aime montrer les tensions, les coups tordus, en poussant un peu, mais pas trop, la réalité ; qui met d'emblée le lecteur dans une situation de crise et l'amène (l'amuse) à chercher la solution. Sans doute aussi parce que le polar est un genre, en France notamment, qui manie volontiers la critique sociale. Depuis 1968 notamment.

Le roman noir de la politique » : juste avant l'été, l'hebdo­madaire Le Monde des livres (10 juin 2011) titrait ainsi le dossier qu'il consacrait au polar. Le « chapo », en Une, de la journaliste Raphaelle Leyris s'interrogeait : « Le polar est-il le genre idéal pour explorer la paranoïa politique ? » Et dans l'article, elle notait : « Comment raconter la politique ? Comment s'en emparer pour faire œuvre de fiction ? (...) » Par la littérature, estimait-elle, « plus précisément par sa branche polar, la seule à se colleter à la question. (…) Comme si le pouvoir et sa conquête ne pouvaient être saisis que sur le mode de la paranoïa. Comme si le polar était le seul genre assez décomplexé pour élucider l'intrigue politique. »

On remarquera en passant que la condescendance à l'égard de la littérature policière, qui a longtemps prévalu, n'est plus trop de mise ; le genre s'est imposé comme une forme respectable de créativité, il est  reconnu : on estime qu'un livre acheté sur quatre est un polar; il n'y a plus de mauvais genre, simplement parfois, comme partout, de mauvais auteurs ; le polar était hier limité à des collections prestigieuses et précises, aujourd'hui tous les éditeurs s'y mettent. La mode non seulement du polar mais du polar politique est telle qu'on sollicite volontiers les hommes, les femmes politiques pour participer à cette entreprise.

Dans la dernière période, c'est le cas notamment du maire (UMP) du Havre et du conseiller de Juppé, MM. Edouard Philippe et Gilles Boyer, qui ont écrit  Dans l'ombre, chez JC Lattès, sur les coulisses des partis de droite ; d'Eva Joly, candidate verte à la présidentielle, auteure de Les yeux de Lira (Les arènes) sur la corruption, le blanchiment et les trafics d'influences ;  de Jean-Louis Debré, Jeux de haine ( Fayard noir), qui se veut un coup de colère contre « les petits marquis de la finance » (!) ; le président du Conseil Constitutionnel en est déjà à son sixième roman noir. Disons que ces romans participent d'un air du temps ; ce n'est pas ce qui s'écrit de mieux dans le genre mais ces titres sont significatifs de la popularité et de l'efficacité de la littérature policière.

Il est peut-être plus intéressant de noter qu'il existe en France une tradition du roman policier « engagé », terme à la fois discrédité et en voie de réhabilitation, une littérature noire de critique sociale durablement installé dans le paysage romanesque après 1968, ce qu'on appelle le « néo-polar ». Dès les années cinquante, il y eut quelques précurseurs, et on lira avec bonheur la production de Jean Meckert (1910 / 1995), qui signait aussi sous le pseudonyme de de Jean Amila. Il utilisa le roman noir pour évoquer les fusillés de 14/18 ( Le boucher des Hurlus ), les dérives militaristes (La lune  d'Omaha), le colonialisme (La vierge ou le taureau ). « Je suis un ouvrier qui a mal tourné » disait-il. Son œuvre, un temps éclipsé, connaît un nouvel écho ; il est une référence pour des auteurs comme Daeninckx ou Pécherot ; ses livres sont republiés, chez Losfeld ; des travaux universitaires lui sont consacrés ; il a donné le nom à un prix, au festival d'Arras, chaque Premier Mai. Après 1968, le polar s'est « gauchisé », avec de superbes plumes comme Jean-Patrick Manchette (1942/1995), qui déclare (en 1993): « Le bon roman noir est un roman social, un roman de critique sociale qui prend pour anecdotes des histoires de crimes ». Tout est dit. On relira L'affaire N'gustro, inspirée par le dossier Ben Barka, Nada sur la dérive terroriste d'un certain gauchisme,  La position du tireur couché ... Manchette, donc mais aussi Jean Vautrin, Frédéric H. Fajardie, Thierry Jonquet, Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, etc. , auteurs de textes radicaux et libérateurs... On citera encore Didier Daeninckx et Meurtres pour mémoire, en 1984, qui évoque la répression, largement occultée jusque là, de la manifestation des Algériens à Paris en octobre 1961, mais il faudrait évoquer toute la production de cet auteur ; Jean-Hugues Oppel et French tabloïd  (2005), superbe mise en scène à la mode polar (avec un clin d'oeil à Ellroy) de la campagne présidentielle de 2002 ; Caryl Ferrey et Utu  (Série noire) sur la vengeance à la mode maori...

Le néo-polar n'a sans doute plus aujourd'hui la position hégémonique dans la famille du noir qu'il avait dans les années 70/80 mais il perdure et s'affirme toujours avec brio. Pour preuve, L'honorable société (2011) de Dominique Manotti ( et DOA), à la Série noire. Manotti est une grande dame qui a déjà décortiqué aussi bien l'arrivisme mitterrandien que l'affairisme sarkozyste ( À nos chevaux, Kop). L'honorable société part de la mort d'un salarié du CEA (Commissariat à l'énergie atomique) à quelques heures du premier tour de la présidentielle ; s'y croisent barbouzes et industriels dans un thriller qui dénonce les liens du pouvoir et du fric.Dans un entretien à la revue L'ours polar, elle présente ainsi son engagement littéraire : « J'ai longtemps eu la conviction que je pouvais, que j'allais, participer au changement de la société dans laquelle je vivais, pour ne pas dire à une révolution. J'étais donc une militante très engagée, et je concevais mon métier d'historienne comme un instrument d'élucidation du présent. Aujourd'hui, je n'y crois plus, ou tout au moins pas pour ma génération. Peut-être pour la suivante ? Alors je cherche à raconter ce que je connais de cette société dans laquelle je vis, à tout hasard. Le roman noir me paraît la forme la plus adaptée, et qui me procure le plus grand plaisir. »

L'actualité continue de fournir un riche terreau aux « polardeux », les exemples foisonnent : on lira par exemple Sur la route de Gakona  de JP Jody (Seuil),  sur les tentations militaires d'utiliser le climat à des fins douteuses ou son Chères toxines sur la mafia des firmes pharmaceutiques ; Roger Martin et Jusqu'à ce que mort s'ensuive ( Cherche-midi) sur le racisme dans l'armée américaine ;  Lali Walker, Au malheur des dames, sur l'affairisme parisien (Parigramme) ; Antoine Blocier et Camping sauvage (Krakoen) sur l'exclusion, etc. 

Les enjeux politiques internationaux sont également bien traités : La frontière de Patrick Bard (Seuil) est une terrifiante plongée dans les marges mexicano-nord-américaines (2002). La tétralogie La crucifixion en jaune de Romain Slocombe sur le Japon est remarquable. Adieu Jérusalem d'Alexandra Schwartzbrod, un polar d'anticipation sur (notamment) le conflit israélo-palestinien, vient de recevoir le Grand prix de la littérature policière.

Et nous restons ici, de manière tout à fait arbitraire, dans un cadre franco-français mais ce genre d'investigation est aussi très présent chez les grands auteurs anglo-saxons, européens (les scandinaves notamment), africains, sud américains... Tout se passe comme si les auteurs de la « noire », décomplexés comme l'écrit la journaliste du Monde,  évoquaient plus facilement et plus librement la société et ses travers que les écrivains de la (littérature) « blanche », même si ces dernières années, le roman « classique » s'ouvre plus largement au monde.

La Revue du Projet, n° 11, octobre-novembre 2011

Il y a actuellement 1 réactions

  • Polars

    Merci à Gérard Streiff pour ce regard sur la politique traitée par le polar. En complément j'attire l 'attention des lecteur de la revue sur l 'excellent livre de Dominique Sigaud " Conte d'exploitation". Il y a des passages remarquables sur la dérive "vichyste" de certains secteurs policiers. Plus éclairant qu 'une thèse.!

    Patrick Coulon

    pcoulon@internatif.org  

    Par patrick coulon, le 25 November 2011 à 12:54.

 

Polar et politique, Gérard Streiff

le 14 November 2011

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