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La classe ouvrière, la gauche et le PCF ; retour sur une relation historique, Michel Pigenet*

C’est à partir de leurs valeurs et attentes que les ouvriers usent des ressources de la politique pour en modifier les objectifs et les modalités dans le sens d’une « politique ouvrière » accordée à l’éthique du « faire ».

Le Parti communiste, la gauche, la classe ouvrière… Longtemps, l’énumération est allée de soi, telle une relation d’évidence. Les trois dernières décennies en ont rappelé le caractère historique, donc, transitoire, marqué au coin d’une singularité nationale. Le communisme distingua la France, en effet, du reste de l’Europe occidentale, Italie exceptée, par sa longue prépondérance à gauche. Paradoxalement, si cette situation coïncida avec « l’ouvriérisation » maximum des Trente glorieuses – 41 % des actifs en 1962, 8,6 millions en 1975 –, la France ne figura jamais, pas plus que l’Italie, dans le peloton de tête des sociétés les plus ouvrières du continent. De fait, entre 1946 et la fin des années 1970, la proportion des ouvriers favorables au PCF, toujours supérieure au tiers, frôla souvent la moitié. Au-delà du PCF, la classe ouvrière penchait massivement à gauche : 68 % en 1967, 70 % en 1981, soit 22 à 13 points de plus que l’ensemble des électeurs. Or, si le PS et le PCF se voulurent « partis de classe », l’ancrage politique des ouvriers leur était antérieur, à l’instar du clivage gauche/droite issu de la Révolution française. Les modalités et les acquis de celle-ci, puis les temps forts des combats politiques ultérieurs ont érigé le volontarisme en quasi-principe républicain, condition de sa réception dans les milieux populaires auprès desquels la République apparut comme le cadre approprié d’une démocratisation permanente tendue vers l’idéal de bonheur pour le plus grand nombre.

 

L’émergence d’une opinion rouge

 

Très tôt, la cause républicaine eut des adeptes chez les ouvriers séduits par ses promesses d’égalité et d’émancipation. En 1830 comme en 1848, les travailleurs prirent place sur les barricades, mais les répressions qui mirent fin aux effervescences politiques et sociales des lendemains de révolution rompirent souvent les fils tissés avec les républicains d’origine bourgeoise. La première expérience du suffrage universel permit malgré tout l’émergence d’une opinion « rouge », aux yeux de laquelle la « vraie » République devait être démocratique et sociale, forte, en 1849, du soutien de près de 25 % des voix recueillies dans les villes ouvrières et auprès de larges fractions du petit peuple des campagnes. Le coup d’Etat de 1851 défit les convergences esquissées. Sous l’Empire, les appels au séparatisme électoral n’eurent guère d’écho, à la différence de la voie syndicale, plus adaptée à l’expression directe des revendications ouvrières, mais dont les liens avec l’AIT préparèrent la Commune. Bref, l’épisode se conclut par la décapitation du mouvement ouvrier qui, couplée aux priorités de la défense républicaine, atténua l’insertion du social dans les luttes politiques avant la fin des années 1870. A priori, le terrain électoral n’était pas le plus propice aux succès de partis de classe dans un pays où les ouvriers restaient minoritaires. À l’exception des circonscriptions faubouriennes de grandes villes ou des bassins miniers, l’électorat ouvrier, dilué, n’était pas en mesure d’assurer la désignation de « ses » représentants. Les connivences et références partagées au fil des luttes politiques aidant, cette faiblesse numérique fut toutefois compensée par la multiplicité des passerelles que le dégradé des conditions mouvantes et poreuses du salariat hexagonal maintenait avec le reste des classes populaires. Les progrès électoraux obtenus sur cette base orientèrent les socialistes sur une pente institutionnelle. C’est contre ce processus d’intégration que réagit le syndicalisme révolutionnaire. Au plus fort de son influence d’avant la Première Guerre mondiale, un tiers des ouvriers votaient socialiste. Beaucoup maintenaient leur confiance aux radicaux, ces autres héritiers des « rouges », mais les politiques sociales municipales pouvaient conduire des travailleurs à soutenir, par exemple au Havre ou à Rouen, les républicains modérés. Le paternalisme patronal entretenait des inclinations plus droitières, notamment en Lorraine sidérurgique ou au Creusot. Quant aux ouvriers de Mazamet, cégétistes et catholiques, ils votaient régulièrement à droite contre leurs employeurs républicains et protestants.

 

La culture ouvrière fondée sur le concret 

 

Au vrai, la politique instituée, portée à l’abstraction et à la rhétorique, imprégnée de juridisme, tournée vers l’expression d’opinions individuelles, est aux antipodes de la culture ouvrière fondée sur le concret, l’immédiat, la proximité, le quotidien et le collectif. Ni linéaire ni unilatérale, la politisation ouvrière relève moins de l’acculturation que de la réappropriation active. C’est à partir de leurs valeurs et attentes que les ouvriers usent des ressources de la politique pour en modifier les objectifs et les modalités dans le sens d’une « politique ouvrière » accordée à l’éthique du « faire ». À distance défiante, des politiciens et de la politique institutionnelle, elle oppose le contre-modèle d’une politique « en acte » et « directe » dont les fondements sociologiques et anthropologiques ne préjugent pas d’affinités partisanes, mais purent entrer en résonnance avec le volontarisme et les ambitions sociales de la gauche.

 

La singularité du PCF

 

Dans la longue durée de cette relation, la singularité du PCF fut de réaliser, un temps, l’improbable synthèse de la « politique ouvrière » et  de la politique institutionnelle à travers l’assimilation de son identité partisane à celle de la classe. Le PCF se dota en conséquence, dans les douleurs de la bolchevisation exigée par Moscou, des moyens de ses objectifs. À compter de 1924-1925, il ne cessa de privilégier la promotion de militants ouvriers et l’action en direction des usines et des quartiers populaires. La rupture introduite par cette manière d’ériger l’illégitimité culturelle et sociale en critère de légitimation politique forgea une culture et une sensibilité partisane inédite. Alors même que les lignes et le fonctionnement changeaient, la constance de son « ouvriérisation » garantissait la vigueur de l’ancrage du PCF dans la société française aux grandes heures de la seconde industrialisation et de l’État social. La radicalisation consécutive au choc de 1968 et le renouvellement du recrutement bousculèrent les équilibres sur lesquels reposait la spécificité du communisme hexagonal. La gestion maîtrisée des tensions inhérentes à la délicate synthèse sociopolitique aux fondements du PCF s’enraya, provoquant une série de crises internes sur fond de bouleversements sociaux. L’ouvriérisme communiste vira au handicap dès lors que l’image de l’ouvrier et le sentiment d’appartenance de classe se dégradaient. Le retour au gouvernement rongea la crédibilité du Parti, force d’appoint d’un pouvoir organisant la dérégulation social-libérale. Contemporain du détachement progressif des ouvriers de la gauche en général, la séparation du vote ouvrier d’avec le vote communiste s’accéléra au fur et à mesure que le recul du PCF laminait son attractivité. Non inscription électorale, abstention, vote de repli protestataire dont la stigmatisation favorisait une identification moins attachée à la rhétorique de droite extrême qu’au volontarisme politique hors de saison à gauche. Le vote ouvrier perdait en cohérence plus qu’il ne s’effaçait. On le vérifia lors du référendum de 2005, non sans une ambiguïté que la gauche, PCF compris, se révéla incapable de travailler. Mais ne préjugeons pas des suites d’une histoire qui reste ouverte. n

Michel Pigenet* est professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I. Il estdirecteur du Centre d’Histoire sociale du XXe siècle,

 

La Revue du Projet, n° 10, septembre 2011

Il y a actuellement 2 réactions

  • Les ouvriers et l'avenir

    Tout d'abord, excusez-moi, mon commentaire ne s'adresse pas uniquement à cet article mais à l'ensemble du dossier du N° de septembre.

    Merci pour votre numéro consacré à « La classe ouvrière : fantôme de la gauche », sujet toujours difficile à traiter. Merci à Pierre Laurent d’avoir sur la grande scène de la fête de l’Humanité, appelé à la fierté des ouvriers tout en cherchant une articulation avec celle des catégories ingénieurs, des enseignants, des cadres et des techniciens. Voilà qui peut redonner à voir de la pertinence de la perspective communiste.

    Mais le chemin est étroit. Réduire la grandeur historique du PCF a avoir été, voire à n’être que le parti des ouvriers peut hypothéquer son avenir. Il faut au contraire assumer que « le communisme c’est quand les usines tourneront toutes seules » ; qu’être communiste c’est en définitive pousser à la disparition/dépassement de la figure ouvrière et de la division du travail telles que nous les connaissons aujourd’hui ; que cela interpelle autant les ouvriers que les professions intellectuelles et de la culture quant à leur rapport à la société et particulièrement au travail.

    L’avenir du PCF et de l’idée communiste passe donc par la redécouverte du besoin de fonder la stratégie communiste sur l’analyse du couple maudit salariat-forces productives. Marx traite des transformations du travail dans Le Capital-Livre 1, chapitres XII à XV. Il y met en exergue le processus historique de l’aliénation du travail. Souvent la culture communiste ne retient que cette face de son analyse. C’est faire l’impasse sur l’articulation dialectique qu’y développe Marx. Il dénonce certes fortement l’aliénation ; mais Il énonce aussi très clairement que le Capitalisme sera amené à développer simultanément un « management coercitif » (Note 1) et les capacités humaines pour assumer un travail de plus en plus exigeant faisant appel à des connaissances et un sens du travail de plus en plus grands (Note 2). Dans le même temps, il insiste sur les potentialités immenses qu’ouvre à son corps défendant le Capitalisme en tant qu’organisation sociale du travail la plus « efficace » que l’Humanité ait inventé jusqu’à aujourd’hui tout en étant porteur d’intolérables limites historiques.

    Il serait donc erroné et tragique de laisser à penser que Marx pense l’avenir du communisme comme reposant obligatoirement sur un prolétariat condamné à devoir rester figé dans la figure de l’ouvrier aliéné et misérable du XIXème siècle pour pouvoir jouer son rôle historique. Marx au contraire anticipe sur l’effort que fera le capitalisme pour développer, dans un processus plein de contradictions, à la fois le progrès techniques et les capacités humaines de travail. Il y voit les conditions d’un murissement des antagonismes de classes et l’objectivation des conditions historiques nécessaires au dépassement de l’efficacité productive du Capitalisme (Note 3).

     A partir de la triple problématique « aliénation du travail - développement des capacités humaines de travail - efficacité de la socialisation du travail » et des antagonismes de classes liés à l’extorsion de la plus-value et du taux de profit capitaliste, Marx construit l’espoir de l’émancipation. Il donne à un prolétariat qui n’est pas encore « abouti », de la fierté, de l’ambition. Il anticipe sur la disparition des oppositions travail manuel/travail intellectuel, travail productif/improductif. Il donne conscience à un salariat, alors essentiellement ouvrier et pas encore majoritaire dans la population, qu’il est l’avenir de la poursuite du développement de l’efficacité du travail. Marx permet au prolétariat de se penser comme « forgeron à venir » de l’émancipation humaine non parce qu’il est condamné à la misère mais parce que le Capitalisme va devoir d’une manière ou d’une autre lui permettre de développer ses capacités.

    Cette alchimie feront de la revendication de la journée de travail à 8 heures, puis des congés payés des armes révolutionnaires très efficaces ; bien plus efficaces que la RTT conçue comme moyen de partager le chômage. Elle permettra de porter le projet d’une sécurité sociale par répartition qui sera une transformation bien plus efficace de la société que l’invention du RMI.

    Pendant de longues décennies, les communistes ont su articuler une vision transformatrice et émancipatrice de l’avenir et la prise en compte du niveau réel de développement des forces productives et du salariat. Mais à un moment, nous n’avons faibli dans notre capacité à travailler cette articulation : sans doute au tournant du milieu des années 60. Notre ancrage idéologique, notre stratégie politique et notre enracinement dans le salariat se sont affaiblis sur le fond. Au tournant des années 80, les événements historiques en France et dans le monde ont été considérés comme les causes de l’affaiblissement du projet communiste. Ils étaient d’abord des conséquences de notre décrochage face aux transformations du travail et du salariat.

     Allons-nous parvenir à renouer avec la démarche de Marx alors que les enjeux de sens du travail, de souffrance-aliénation, d’efficacité du travail sont désormais posés avec force à un salariat diversifié en qualifications, en rôles et responsabilités dans le système économique et de production?

    Allons-nous aider le salariat à dépasser le Capitalisme, à libérer les potentialités des forces productives entravées que celui-ci a développées alors qu’il faut relever le défi d’un développement durable de l’émancipation humaine et pas seulement un développement humain durable ?

    Avons-nous une chance d’y parvenir avec, dans l’organisation communiste, de multiples collectifs et structures s’intéressant isolement à une partie seulement des enjeux du travail, ou à une partie seulement du salariat, et que rien aujourd’hui ne nourrit en profondeur la réflexion et l’activité des communistes sur et à partir du concept central de forces productives ?

    Francis Velain, syndicaliste, ingénieur.
    Colombes, le 1 octobre 2011.

    Note 1:

    Le capital Livre 1 : "Si donc la direction capitaliste, quant à son contenu, a une double face, parce que l'objet même qu'il s'agit de diriger, est d'un côté, procès de production coopératif, et d'autre côté, procès d'extraction de plus-value, ‑ la forme de cette direction devient nécessairement despotique. ‑ Les formes particulières de ce despotisme se développent à mesure que se développe la coopération."

    Note 2:

    Le capital Livre 1 : " La grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l'individu morcelé, porte‑douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. "

    Note 3:

    Le capital Livre 1 : " La bourgeoisie, qui en créant pour ses fils les écoles polytechniques, agronomiques, etc., ne faisait pourtant qu'obéir aux tendances intimes de la production moderne, n'a donné aux prolétaires que l'ombre de l'Enseignement professionnel. Mais si la législation de fabrique, première concession arrachée de haute lutte au capital, s'est vue contrainte de combiner l'instruction élémentaire, si misérable qu'elle soit, avec le travail industriel, la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va introduire l'enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple. Il est hors de doute que de tels ferments de transformation, dont le terme final est la suppression de l'ancienne division du travail, se trouvent en contradiction flagrante avec le mode capitaliste de l'industrie et le milieu économique où il place l'ouvrier. Mais la seule voie réelle, par laquelle un mode de production et l'organisation sociale qui lui correspond, marchent à leur dissolution et à leur métamorphose, est le développement historique de leurs antagonismes immanents. C'est là le secret du mouvement historique que les doctrinaires, optimistes ou socialistes, ne veulent pas comprendre."


     

    Par F.Velain, le 04 October 2011 à 05:57.

  • L'histoire ne repasse pas les plats

    Je trouve cet article de Michel Pigenet très pertinant comme d'habitude. Je pense qu'historiquement en effet le Parti avait dans ces rangs des dirigeants, qui OBLIGATOIREMENT devait être issu de la classe ouvrière. C'est ainsi que de grands responsables syndicaux se retrouveront aux premiers postes du Parti, parce qu'ouvriers. Celà n'enlève rien à leurs mérites, et ils furent nombreux, celà n'enlève rien à leurs capacité de travail, aux innovations qu'ils suggérèrent. Depuis le jour où, définitivement le "cordon ombilical" fut couper entre la CGT et le PCF, depuis ce jour, je trouve surprenant que les mêmes qui hier avaient l'écoute bienveillante de la direction du parti, dans les fédérations et/ou au nniveau national, n'ont plus qu'un rôle subalterne, voire insignifiant et leur écoute est quelquefois moins importante que certains "professionnels " de la politique, qui sont pasé directement des bans de l'école au poste d'élu ou de collaborateur d'élus, sans expérience, voir même, souvent n'ayant eu de l'exploitation capitaliste que ce leurs études leurs ont appris. Il est de plus en plus souvent indécent de parler de travailleurs, voir de classe ouvrère. Lesdits travailleurs, sont remplacés par "les salariés" notamment. Je pense que tous celà à un moment donné fausse la vue sociale que doit avoir le Parti. Etre communiste en 2011, n'est certes pas la même chose qu'avant la chute du mur de Berlin. Nous n'avons me semble-t-il pour autant pas finis l'analyse. Car nous utilisons encore trop souvent le système du balancier. Trop d'allusion à la classe ouvrière n'est pas en cause, ne plus y songer est par contre particulièrement dangereux? Ce qui n'empèche nullement le jeu des alliances avec les enseignants, les cadres et techniciens, les employés etc... Même si la CO à changer, elle existe encore et est largement majoritaire. L'oublier serait suicidaire

    Par jacques_defortescu, le 29 September 2011 à 22:55.

 

La classe ouvrière, la gauche et le PCF ;  retour sur une relation historique,  Michel Pigenet*

le 22 September 2011

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