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La disparition ? Marion Fontaine*

Lorsqu’en 2008 le film Bienvenue chez les Ch’tis connut le succès que l’on sait, peu de gens notèrent un détail troublant. Ce film, censé exalter les traditions d’une région qui avait été l’un des cœurs de l’industrialisation du pays, avait pour héros un… postier, installé à Bergues, au beau milieu de la campagne flamande. Nulle trace d’usine, nulle présence sensible d’ouvriers, encore moins immigrés, sauf quelques images cauchemardesques d’une cité minière, transformée en décor de théâtre, sauf un gros plan sur les supporters du Racing Club de Lens reprenant la chanson de Pierre Bachelet, Les corons. Le silence, le mauvais rêve qui s’efface, la nostalgie pour quelque chose de plus en plus irréel : la société française contemporaine a un problème avec la classe ouvrière, elle a un problème avec les termes mêmes de « classe » et « d’ouvriers », et elle a un problème avec la réalité que ces termes peuvent encore, ou non, recouvrir.

 

Pas d’idéalisation rétrospective

 

Il faut se garder pourtant, même sur ce point, de toute idéalisation rétrospective. La classe ouvrière a rarement eu au fond le caractère d’une absolue évidence, et plus encore dans le cadre d’une République française répugnant à reconnaître publiquement tout groupe particulier, que cette particularité ait une base religieuse, ethnique ou sociale. La République ne s’est en somme pas montrée beaucoup plus tendre avec la classe ouvrière (« ce vilain mot que je n’emploie jamais », disait Léon Gambetta) qu’avec n’importe quelle autre communauté et, si elle a voulu l’intégration politique de ces ouvriers, les a longtemps maintenus dans une situation d’exclusion sociale. Ce phénomène s’est trouvé accru par les particularités de l’industrialisation française. Lente, reposant sur des isolats, elle s’est longtemps combinée avec la prépondérance politique et sociale maintenue du monde paysan. La volonté de préserver cette base rurale et la faiblesse de la croissance démographique ont contribué à faire très tôt des immigrés une composante majeure du groupe ouvrier. L’unité et la stabilité de ce dernier n’ont jamais été entièrement assurés et il est resté parcouru par de nombreux clivages (hommes/femmes, artisanat/ouvriers des grandes usines, autochtones/étrangers).

 

Les années 1930-1960    

 

Cette période constitue à bien des égards une rupture. L’accélération de l’industrialisation fait affluer aux marges des villes une nouvelle population ouvrière, articulée aux grandes usines chimiques ou métallurgiques. Cette rupture sociale coïncide avec l’implantation d’un Parti communiste qui, en prenant en charge les revendications de cette population rivée aux machines et cantonnés dans les périphéries urbaines, s’impose peu à peu comme « le » parti de la classe ouvrière, en muant la marginalité en fierté et en singularité revendiquée. Encore ne faut-il pas verser à nouveau dans le mythe d’une « Belle Epoque ». Temps des conquêtes sociales (1936, 1945, voire 1968), ces décennies sont aussi celle des crises, des guerres et des défaites (1938, 1940, 1947-1948). Si elles voient s’affirmer une « génération singulière » (Gérard Noiriel) et une tendance à l’homogénéisation du groupe, cette homogénéité reste relative, aussi bien sur le plan social (OS/ouvriers qualifiés, nouveaux/anciens migrants) que sur le plan politique. On observera surtout à quel point cette « génération singulière » s’inscrit dans une période brève et paraît relever davantage de l’exception que de la règle. Dès les années 1960, les prémices de la crise industrielle sont tangibles dans les mines ou encore le textile. Déjà on s’interroge sur une « nouvelle classe ouvrière », davantage composée de techniciens que de manuels, et déjà on s’inquiète de voir la singularité se diluer face à une société de consommation dont les ouvriers vivent, eux aussi, l’attraction.

 

La fin des classes ?

 

On connaît la suite, celle dans laquelle, d’une certaine manière, nous vivons encore : l’accélération de la désindustrialisation, la crise corrélative des formes d’organisation du groupe et sa désintégration dans des oppositions multiples (jeunes/vieux/chômeurs/travailleurs, intérimaires/titulaires d’un CDI, Français/immigrés, etc.), enfin la délégitimation de l’idée communiste et l’abandon en général du paradigme unifiant de « la » classe ouvrière. Est-ce pour autant la fin des classes ? La plupart des travaux sociologiques (Louis Chauvel) démontrent le contraire : les classes restent visibles mais elles sont visiblement désarticulées (Olivier Schwartz) et surtout les observateurs peinent à mettre des mots sur ce qui pourrait être la principale dichotomie, ou le principe essentiel de différenciation. L’écrasante nébuleuse des classes moyennes salariées contre l’étroite minorité des rentiers, vivant des revenus du capital ? La masse des classes populaires ou du salariat d’exécution (6 millions d’ouvriers et 7 millions d’employés) contre les élites ? Les outsiders (jeunes, précaires, chômeurs, minorités, habitants des « quartiers ») contre les inclus (ceux qui disposent d’un emploi, d’un statut et d’une protection, aussi minime soit-elles) ? Jusqu’à quel point de surcroît la question raciale (les « jeunes immigrés » transformés en nouvelles « classes dangereuses ») recoupe-t-elle, ou se substitue-t-elle à la question sociale ? « Ne pas savoir le sens des mots, voilà tout au plus ce qu’on pourrait appeler le nouveau mal du siècle », disait Aragon à la fin des années 1920. La boutade reste on ne peut plus actuelle. Plutôt que de céder à la nostalgie pour un monde qui n’est plus ou à la déploration misérabiliste des vaincus, des victimes ou au pire des « prolos-abrutis-qui-votent-FN », discuter des mots, de leur pertinence et des réalités qu’ils sont susceptibles d’exprimer pourrait bien être la première nécessité, y compris sur le plan politique. Si la notion de « parti de classe », qui n’a d’ailleurs jamais eu en France, même à gauche, qu’une légitimité partielle, est aujourd’hui à peu près abandonnée, les partis doivent-ils renoncer du même coup à porter une représentation lisible de la société ? On peut le penser, tant est encore prégnant le souvenir des tragédies et de la désillusion à laquelle a abouti une certaine mythologie ouvrière, tant aujourd’hui un républicanisme lui aussi mythifié redonne sa vigueur à la peur de la division en classes ou en communautés. On peut penser au contraire, comme le faisait Jaurès à propos de la SFIO, que structurer des partis sur la base d’une certaine représentation de la société, des groupes qui la composent et du projet susceptible de réunir au moins une partie d’entre eux, participe moins de la guerre civile que de la vitalité de la vie démocratique et contribue moins à l’enfermement dans une identité qu’à la dynamique d’une collectivité.

*Marion Fontaine, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université d'Avignon

La Revue du Projet, n° 10, septembre 2011

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le 21 September 2011

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