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Révolution et République : Les deux visages du Sublime en politique, Thomas Maurice*

« … le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.»Emmanuel Kant, Conclusion de la Critique de la Raison pratique

 Il est des périodes historiques qui imposent des nécessités. La nôtre est de ne pas se laisser aller à ce que Gramsci dénonçait comme le fétichisme de l’objectivité. Les conditions objectives peuvent bien être réunies pour susciter un mouvement révolutionnaire, elles ne sont cependant jamais suffisantes seules pour le porter à maturité. Certes, le capitalisme est entré dans la crise la plus grave de son histoire, achevant de rendre le capital aussi prédateur qu’irréel à ce stade de développement caractérisé par la mondialisation et la financiarisation, tandis que les peuples réels sont condamnés à la misère culturelle, démocratique et sociale et que la catastrophe écologique n’en est plus à s’annoncer. La simple énumération ne fait pourtant pas comprendre le processus révolutionnaire : comment il apparaît, comment il s’accomplit, comment surtout il se maintient ou se pervertit. Le facteur subjectif est ici absolument décisif.Dès lors, et s’il faut prendre au sérieux le concept gramscien de bloc historique — totalité dialectique, et donc toujours provisoire et inachevée, des infrastructures (rapports sociaux de production qui constituent la base réelle de toute société) et des superstructures (institutions culturelles, juridiques, politiques qui expriment la façon dont les acteurs du système de production se représentent les rapports sociaux) —, il est urgent de reprendre à nouveaux frais la question des conditions subjectives des processus révolutionnaires. La révolution, du moins dans son sens marxien, n’est pas qu’un simple transfert de propriété des moyens de production. Elle est aussi procès d’émancipation qui démystifie les évidences passées, qui brise le conditionnement imposé par l’ancien système, qui fait émerger un nouveau bloc historique.La lutte idéologique est en cela absolument déterminante. C’est la révolution par les âmes, non par les seules armes, qui fait naître un monde nouveau. Voilà pourquoi nous devons impérativement comprendre comment ces conditions objectives se muent en forces subjectives, par quels processus ces potentialités deviennent des réalités, lorsque les individus vivants s’en emparent, consciemment, et en élaborent le sens, collectivement. Un mouvement de l’Histoire n’a pas d’autre lieu que la vie des hommes qui l’accomplissent et s’y projettent.Et un moment révolutionnaire n’est pas plus un mécanisme historique, aveugle et anonyme, dont les rouages plus ou moins bien huilés s’acquitteraient du grand barattage des masses, qu’une révélation miraculeuse qui, tel un rayon de Soleil intelligible, ferait éclore une simple pensée de révolte dans la conscience des individus. Non, le moment révolutionnaire transcende, au contraire, les partitions habituelles de l’individuel et du collectif, de l’instant et de la durée, de l’idéal et du concret. Il est cette expérience humaine, cette épreuve de ce qu’il y a d’immensément humain en nous et qui nous dépasse — non pas au sens de ce qui se passe de nous, mais bien de ce qui passe par nous, sans que nous en soyons pour autant le terme ultime.Ce moment singulier est un moment de sublime politique, pour reprendre une expression de M. Richir1. Sublime qui, pour se maintenir comme tel, doit impérativement conjuguer la ferveur révolutionnaire à la vertu républicaine, sans lesquelles on sombre dans la simple fureur révolutionnaire qu’est la Terreur ou la tartufferie républicaine qu’est le Thermidorisme. Chez Kant, le sublime est le sentiment esthétique suscité par le spectacle de la Nature dans ce qu’elle a d’absolument grand (l’immensité étoilée) ou d’infiniment puissant (une éruption volcanique). Les pouvoirs de notre imagination sont désemparés et humiliés devant ce qui ne peut être mis en forme, face à ce qui semble monstrueux, titanesque, illimité.Seule la Raison nous sauve du vertige, en nous raccrochant à ce qui semble dépasser même les plus terrifiantes forces cosmiques  : la Loi morale en l’homme, qui est commandement de la Liberté. C’est cette force incommensurable de l’être humain qui peut lui faire supporter le spectacle de la Nature déchaînée ou infinie, et ainsi accéder au sublime. Cependant, ce sentiment du sublime ne peut survenir que si l’on se trouve à l’abri et à distance. Être au beau milieu d’une terrible tempête ne ferait que déclencher une peur bien réelle pour le corps physique. Mais laisser son regard s’abandonner aux immensités de la nuit et pressentir le fracas inimaginable de collisions galactiques éveille au sublime, en nous donnant le sentiment que nous pouvons nous égaler à l’univers et soutenir son regard.Disons-le d’un mot. Le sublime politique est suscité non par le spectacle de la Nature, mais par l’expérience de la Liberté. Non pas liberté abstraite et idéale, comme dans le sublime kantien, mais bel et bien liberté concrète et réelle. Il n’y a qu’à lire les très belles pages que Michelet consacre aux Fêtes de la Fédération dans son Histoire de la Révolution française, ou à relever les témoignages concernant l’enthousiasme, la joie révolutionnaire qui prend les foules et les personnes dans ces moments de bouleversement historique. Ce sont les corps qui se désaliènent, qui se délivrent et se retrouvent, qui redécouvrent les horizons de leur monde avec des yeux neufs. L’espace est redevenu vierge, en même temps que le consentement à l’ordre établi s’est évanoui. La grille des repères anciens, jetée comme un filet sur les lieux et les choses, qui assignait à chacun une place et des déterminations, une classe et une destination, toutes ces évidences entachées du sceau de la servitude sont rendues inopérantes.La liberté, ressentie comme à l’état sauvage, dans une fraîcheur native, bouleverse les soirs et les matins. Le sublime révolutionnaire se vit comme une grande et immortelle journée.Si cette liberté est vécue dans les veines et le regard, si elle frappe aux tempes comme un océan intérieur déchaîné, c’est bien parce qu’elle apparaît en ces instants comme une force naturelle, parce qu’elle manifeste ce qu’il y a d’immensément humain en nous, jusqu’au sublime. Cette force, cette liberté concrète, c’est la force de travail, au sens que Marx lui donne, soit cette relation dialectique entre la Nature et l’Homme qui fait qu’en la transformant, nous nous transformons en retour. Elle est liberté concrète, parce qu’elle est puissance de production infinie, par laquelle l’être humain s’invente en se découvrant. La ressentir, c’est être soudain transi par l’évidence originaire que nous sommes producteurs de monde. On se parle, on s’organise, on invente, on travaille à faire émerger ce monde naissant.Et si le travail est bien capacité à faire naître un monde humain, c’est qu’en toute rigueur, il doit être compris en son sens premier, comme le labeur de la naissance, lorsque les ultimes soubresauts d’agonie de l’ordre ancien se mêlent aux premières contractions de la liberté. La force de travail, c’est la capacité humaine à accoucher d’un monde — un monde commun, une naissance collective.C’est bien cela la dimension républicaine du sublime politique. Le versant révolutionnaire déchaînait la liberté. La face républicaine instaure l’égalité et la fraternité.Les paysages et les vies, en s’affranchissant des anciens rapports de propriété, des vieilles hiérarchies, des captivités séculaires, ouvrent un horizon indéfini de liberté qui fait accéder au collectif. L’individu n’est plus sanglé aux déterminités que sa position communautaire et catégorielle lui assignait et il peut ainsi accéder à un social non asservi. Le lieu de cette rencontre, avec les autres, avec le monde, c’est cet horizon commun, qui forme les premiers linéaments de la Chose Publique. C’est ce qui fait que l’on n’est pas écrasé par le débordement de la liberté retrouvée, que l’on se s’abîme pas dans l’ivresse d’une toute puissance illusoire. Le sentiment révolutionnaire est républicain dès ses premiers feux, car, en ayant neutralisé mes anciennes identifications sociales, il a, par la même occasion, transcendé mes intérêts particuliers. La révolution n’est pas rage personnelle ou frénésie individuelle : elle est élaboration et mise en œuvre de l’intérêt général. Chacun a désormais en partage la même responsabilité pour ce monde et c’est ce qui me rend absolument égal à chacun de mes frères humains. La République en gésine est ce qui vient accomplir la Révolution et la porter au Sublime.Toute la question, bien sûr, est de savoir comment faire perdurer cet instant de sublime. Par quels moyens ne pas réduire ce sentiment révolutionnaire à une unique étincelle dans l’histoire d’un peuple, mais, au contraire, lui permettre d’alimenter continûment le foyer républicain ? Bien sûr, le rite institutionnel de l’isoloir, tout comme les manifestations populaires, constituent des modes majeurs de réitération de l’instant sublime, au cours duquel l’individu privé dépasse ses intérêts particuliers en vue de l’intérêt général. Si l’enjeu crucial, aujourd’hui, est bien d’inventer des révolutions sans Terreur — ni renoncement —, il est de notre devoir de tenir tous les outils républicains en état de marche pour qu’ils puissent faire vivre le processus révolutionnaire au cœur de la vie économique, sociale et citoyenne. En cela, la Révolution doit aller jusqu’au bout d’elle-même, si elle souhaite se faire républicaine, et la République doit être totale, si elle veut demeurer révolutionnaire. Gageons que Révolution citoyenne et République sociale sauront advenir comme les deux visages de ce siècle nouveau-né, afin qu’il puisse tenir ses promesses de sublime et triompher comme un grand Valmy.

* Thomas Maurice est étudiant en philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne Paris I. Il s’inscrit dans la tradition phénoménologique.

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le 11 août 2011

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