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La « diversité » : patchwork ou melting pot ?, Catherine Kintzler*

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 Une république ne réunit pas des proches en vertu d'une commune appartenance, elle ne réunit pas davantage des collections identitaires. Son principe est la distinction du citoyen qui, pour être indépendant de tout autre, produit la chose publique.

 

Vivre en république, est-ce s’assembler avec ses prochains ? Est-ce rassembler une diversité de communautés ?

 

Lien social, lien politiqueLe lien social et le lien politique, pour être corrélatifs, n'en sont pas moins distincts. L'un se forme par imprégnation et proximité, l'autre par éloignement et intellectualité. Dans le bain coutumier, l'enfant trouve à la fois racines et repères ; il acquiert des mœurs. Cette indispensable socialisation dispose à l'association politique, mais elle ne la construit pas car le lien politique ne relève pas de la spontanéité sociale.Prenons un exemple. L'égalité n'aurait jamais vu le jour sans la rivalité originaire entre frères au sujet de l'amour maternel : « puisque je ne puis l'avoir exclusivement, alors que l'autre n'en ait pas plus que moi ! ». Mais l'égalité des droits dans la cité républicaine suppose une rupture avec ce ressentiment dont elle s'est pourtant d'abord nourrie : « que chacun exerce ses forces et ses talents, pourvu qu'il ne nuise à personne ! ». On mesure ici à la fois l'opposition et la relation qui articulent la fraternité de sentiment et la fraternité de principe.La limite du lien social se révèle à travers son mode de formation : le processus s'autorise d'une identification collective, formant ce qu'on appelle des communautés (moi et les miens). Pour qu'un lien politique républicain apparaisse, il ne suffit pas d'élargir ce mouvement, il faut aussi s'en écarter. Une république ne réunit pas des proches en vertu d'une commune appartenance, elle ne réunit pas davantage des collections identitaires. Son principe est la distinction du citoyen qui, pour être indépendant de tout autre, produit la chose publique. Elle réunit des singularités et a pour fin la liberté de chacune d’entre elles : cette fin rend les citoyens solidaires et frères. L’identité comme citoyen est donc à l’opposé de l'identification à une collection ; ce qui nous rend semblables, c'est l'identité de nos droits.

 

Prochain et citoyen : deux paradoxes symétriquesOn parvient à deux paradoxes. Se fonder sur une appartenance préalable, c'est former des rassemblements en accréditant les séparations identitaires. Se fonder sur la distinction du citoyen, c'est, par atomisation, former une cité dont le principe n'exclut personne.Il n'y a rien de plus perceptible et en même temps rien de plus abstrait que « mon prochain » – les qualités sensibles le définissent et le rassemblement qui en résulte exclut celui qui ne les a pas. L'abstraction consiste ici à se rendre aveugle à l'humanité. Symétriquement, il n'y a rien de plus intellectuel et en même temps rien de plus concret que « mon concitoyen » – il se définit par des propriétés juridiques et politiques qui ont pour effet concret d'inclure quiconque.Sur le même principe, on peut distinguer la tolérance (qui se contente d'articuler des courants de pensée existants actuellement en les reconnaissant positivement, ce qui est compatible avec une religion d'État) et la laïcité qui se fonde sur une thèse minimaliste : l'absence de reconnaissance positive et la suffisance du droit commun fondent la coexistence non pas des courants de pensée existants mais de tous les courants possibles, passés, présents et futurs, ce qui est incompatible avec une religion d'État, même civile.

 

La barbarie des cœurs tendres

 

Même si l'idée du prochain prépare le concept du citoyen et y dispose, elle ne le fonde pas.Ils avaient l'idée d'un père, d'un fils, d'un frère et non pas d'un homme […]. De là les contradictions apparentes qu'on voit entre les pères des nations : tant de naturel et tant d'inhumanité, des mœurs si féroces et des cœurs si tendres2 […].Rousseau résume ici le paradoxe de la barbarie. La tendresse du cœur, si elle forme le terrain de toute sociabilité, ne saurait faire la matière exclusive d'une éducation morale et civique sous peine d'engendrer la férocité des mœurs. A trop s’intéresser aux ethnies, on s’expose à perdre de vue les droits des individus souverains (lesquels peuvent librement s'affilier aussi aux appartenances de leur choix). En voulant cerner les discriminations, on les exalte en collectant les « sentiments d’appartenance » dans des considérations qui risquent d’avoir les effets séparateurs qu’elles prétendent conjurer. Une anecdote suffira à souligner la férocité de cette disposition pleine de bons sentiments, à la fois fusionnelle et séparatrice. Alors, que faisant la queue devant un guichet, je protestais contre un resquilleur, avec quelle assurance un adolescent m'a gratifiée d'une leçon d'antiracisme - car l'incriminé était noir ! Cet adolescent sentencieux avait tout compris de l'usage féroce de la « diversité». Il m'administrait une leçon d'ethnisation et de séparation : vu sa couleur de peau, l'incriminé était intouchable, hors de l'humanité !

 

Patchwork ou melting pot ?

Oui, des cœurs tendres, bien regardants, qui avant l'homme voient le Noir et le Blanc, le chrétien et le musulman, le mâle et la femelle, les miens et les tiens, et qui, invités à confondre l'humanité avec leurs « potes », sont sourds au principe même de l'humain ! Voilà comment on se met au service d'un nouvel apartheid qui s'agenouille devant toute iniquité pourvu qu'elle se réclame d'une forme de conscience identitaire ou religieuse. Gardons-nous de répandre cette barbare religion sociale qui érige en dogmes le chaleureux lien de sentiment et l'évidence du prochain au détriment du concept d'autrui. Pour être intraitable sur les discriminations, il faut avoir à l'esprit que leur racine est dans une vision fractionnée de l'humanité qui la désagrège en coalitions d’appartenance et de non-appartenance. Pour former un peuple politique, ce ne sont pas des groupes qu’il faut rassembler (patchwork) mais des individus souverains, atomes irréductibles, libres et égaux (melting pot).

 

*Catherine Kintzler est philosophe, professeur émérite à l'Université Charles de Gaulle Lille III, auteure de             • Qu'est-ce que la laïcité ? Paris, Vrin, 2008 2e éd.Poétique de l'opéra français de Corneille à Rousseau Paris, Minerve, 2006, 2e éd. Page web :  http://www.mezetulle.net   1)Cet article se veut un hommage au titre du journal fondé par Jean Jaurès : L'Humanité.2) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'origine des langues, chapitre 9 (p. 84-85 de l'édition GF, Paris, 1993).

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La « diversité » : patchwork ou  melting pot ?, Catherine Kintzler*

le 19 June 2011

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