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Comment penser l’universel à partir du postcolonial ? Catherine Coquery-Vidrovitch*

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Décrypter ce qui relève de l’« héritage colonial » dans notre « national » présuppose un va-et-vient critique entre passé et présent ; c’est ce qui en fait à la fois l’intérêt et la difficulté.

L’histoire de France postcoloniale est celle d’une France métisse. Elle l’a d’ailleurs toujours été : c’est un des pays du monde qui a connu, de tout temps, les migrations les plus importantes ; la culture française est une culture syncrétique héritée de ces apports passés toujours renouvelés. Elle est donc faite de mémoires diverses, voire opposées. Ce qui est nouveau dans le postcolonial à la française, ce n’est pas le métissage : c’est la mise à jour d’un passé refoulé du métissage issu du passé colonial. Les études dites « postcoloniales » proposent d’étudier l’épisode colonial en se détachant des clichés hérités du savoir construit depuis plusieurs siècles en Occident à l’aide de concepts forgés par les colonisateurs, ce qu’un penseur congolais a appelé de façon imagée la « bibliothèque coloniale1». Ces clichés tendent à cliver les deux mondes colonisateurs / colonisés dans un rapport de simple domination/soumission, avec une série de fausses oppositions binaires : telles que l’opposition « sauvage versus civilisé », « tradition versus modernité », l’irréductibilité supposée entre la culture rurale et la culture urbaine, l’intangibilité intemporelle des « ethnies », et autres clichés qui continuent d’inonder les médias ; l’analyse postcoloniale s’attache, au contraire, aux processus incessants, tout au long de l’aventure coloniale commune aux colonisés et aux colonisateurs, de rencontres, d’échanges, d’accommodements et de résistances : c’est-à-dire tout type d’attitude impliquée par une coprésence. Il s’agit aussi de décrypter ce qui relève de l’« héritage colonial » dans notre « national ». Cette démarche présuppose un va-et-vient critique entre passé et présent ; c’est ce qui en fait à la fois l’intérêt et la difficulté.

 

Pluralité des regardsLe postcolonial propose un mode de penser pluriel, qui entend tenir compte de tous les points de vue. On refuse de privilégier comme universelle la pensée, consciente ou pas, transmise par l’historiographie classique des anciennes métropoles européennes, via la bibliothèque coloniale. Celle-ci est d’ailleurs autant le fait d’historiens « subalternes » qu’occidentaux parce que tous formés dans les mêmes écoles jusqu’à il y a peu. Relire le passé à la lumière de la critique menée sur la « bibliothèque coloniale » révèle aussi la contingence du savoir, étroitement lié à son contexte historique et politique. L’analyse historiographique légitime la nécessité de la pluralité des regards.Or les Français ont été élevés dans la conviction, et beaucoup d’entre eux demeurent convaincus que les colonisés étaient de grands enfants qu’il fallait davantage dresser qu’éduquer. Dans la difficulté française à accepter les descendants d’immigrés venus d’Afrique, le racisme intervient, de nature biologique – par le dosage de mélanine de la peau - envers les Noirs, ou de nature culturelle et religieuse (envers les Arabo-berbères musulmans). La menace de l’insécurité est un euphémisme pour dire « insécurité produite par les jeunes Arabes et noirs ». Cela est lié au thème colonial qui a resurgi dans l’ensemble de la société française. Le fait colonial et/ou esclavagiste est mobilisé par les medias, par les politiques et même par les historiens. Tous en proposent des représentations sociales et imaginaires issues du passé et réactivées pour des besoins contemporains. Le résultat, c’est la résurgence d’une réalité (et pas seulement d’un imaginaire) : la « non-décolonisation » de la société française.

 

 

Le cosmopolitismeQue les Français d’aujourd’hui le veuillent ou non, qu’ils se sentent menacés (en qualité de « Français de souche », expression qui est un non-sens historique hélas popularisé par Le Pen) ou rejetés (en qualité d’immigrés : mais de quelles générations ?), il n’y a pas d’alternative ; à la fois grâce et par-delà la diversité de nos passés reconnus et intégrés, le creuset français va comme naguère remodeler le « sentiment d’être français ». Cela se forge sans arrêt, « au milieu de compatriotes venus de partout, ayant les mêmes droits que moi et respectés en même temps dans leur identité culturelle », comme le dit joliment Alain Touraine2. Quant à Immanuel Wallerstein3, il ébauche l’idée d’un « universalisme universel », qu’il faudrait appliquer chez nous. Cela signifie respecter l’héritage de chacun, reconnaître le bien-fondé des revendications des minorités discriminées, et ne pas s’opposer par principe à toute forme de particularisme, linguistique, sexuel, culturel, etc. Penser en termes multiculturels ne signifie pas creuser des oppositions dangereuses pour la cohésion nationale. Cela conduit au contraire « à penser la diversité de la société française dans la convergence des histoires4 », car vivre en harmonie dans une société complexe exige l’art du compromis et du dialogue. Cela implique l‘absolue nécessité d’enseigner ce passé commun mais différent à tous les enfants, toute origine confondue, car ce sont eux, tous ensemble, qui vont construire la France de demain.L’école, l’intelligence politique, la richesse des apports multiculturels vont permettre d’édifier un sentiment commun d’appartenance à une nation dont les principales caractéristiques de demain ne reproduiront pas à l’identique celles d’aujourd’hui. La cohésion nationale doit intégrer la notion de cosmopolitisme, au sens de manière de penser, de sentir et d’agir capable de se situer au-delà de sa culture propre tout en sachant l’englober5. C’est la reconnaissance de ce devenir historique et culturel commun qui fait la richesse de ce qu’il est convenu d’appeler l’identité nationale à condition de la concevoir comme opposée à la fixité et à l’unicité : c’est un complexe culturel vivant, dont la constante évolution en garantit la richesse.

 

*Catherine Coquery-Vidrovitch est historienne, professeure émérite à l’Université Denis Diderot (Paris 7), auteure de Enjeux politiques de l'histoire coloniale, Marseille, Agone, 2009, 190 p.

 

1) Valentin Mudimbe, The Invention of Africa, et The Idea of Africa (Bloomington, Indiana University Press, 1988 & 1994).2) Alain Touraine, « Ouvrir les yeux », Libération, 6 janvier 2008.3) I. Wallerstein, L’universalisme européen, Paris, Demopolis, 2008.4) Marie-Claude Smouts (sous la dir. de), La situation postcoloniale, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, 4e de couverture.5) Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2010.

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Comment penser l’universel à partir du postcolonial ? Catherine Coquery-Vidrovitch*

le 19 June 2011

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