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L’ethnicisation de la société française, Jean-Loup Amselle*

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À la différence d’autres pays comme les Etats-Unis, l’essor du multiculturalisme en France se traduit par une montée du racisme.

Le multiculturalisme a échoué en France, et plus largement en Europe. Non pas comme le prétendent Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy parce qu’il n’est pas parvenu à « intégrer » les « immigrés » mais  parce que, en fragmentant le corps social de chacun des pays où  ce principe est, soit officiellement mis en œuvre, soit revendiqué par une fraction de l’éventail politique, il a abouti à dresser l’un contre l’autre deux segments de la population : l’identité majoritaire et les identités minoritaires. Par une sorte d’effet boomerang, l’apparition au sein de l’espace public de minorités ethnoculturelles et raciales a provoqué, dans chaque cas, le renforcement de l’identité « blanche » et chrétienne. Il est d’ailleurs symptomatique que le Front national et les Indigènes de la République se soient référés tous deux à des expressions proches pour désigner l’identité majoritaire : les « Français de souche » dans un cas, les « souchiens » dans l’autre.     

 

Identités postcoloniales

 

A la différence d’autres pays comme les Etats-Unis, l’essor du multiculturalisme en France se traduit donc par une montée du racisme. Ce racisme revêt lui-même deux formes : l’affirmation forcenée d’une identité majoritaire « blanche » et catholique par la droite et l’extrême droite et l’affirmation par la gauche multiculturelle et postcoloniale d’identités minoritaires ethnoculturelles qui constituent autant de « communautés de souffrance ». Mais qu’en est-il de ces « communautés » elles-mêmes : l’énonciation de leur identité procède-t-elle des acteurs de base ou des porte-parole qui s’expriment en leur nom ? Autrement dit, l’expression racisée des identités postcoloniales est-elle le produit d’un contre racisme « d’en bas » ou l’œuvre d’entrepreneurs d’ethnicité et de mémoire prompts à accoler des spécificités raciales et culturelles sur des groupes sérialisés d’individus. Il convient d’évoquer à ce sujet le rôle du CRAN dont le modèle s’inspire du CRIF, mais il faudrait également mentionner l’action de tous ceux qui s’emploient à donner un supplément d’âme « culturel » à des mouvements – comme celui de la pwofitasyon en Guadeloupe – dont les motivations sont essentiellement d’ordre économique et social. Transmuter le social en culturel semble donc être la caractéristique majeure de cette gauche multiculturelle et postcoloniale qui occupe une position symétrique et inverse de la droite et de l’extrême droite « républicaine ». Par une sorte de paradoxe, déjà relevé, cette droite et cette extrême droite, en défendant la République et la laïcité sur des bases islamophobes (refus des prières musulmanes dans les rues, des repas hallal dans les cantines, etc.) défend par contrecoup des valeurs culturelles ethnicisées « bien de chez nous » (soupe au lard). Mais d’un autre côté la gauche et l’extrême gauche multiculturelle et postcoloniale en abandonnant la défense de l’universalisme républicain à la droite et à l’extrême droite se sont engagées dans la voie d’un affrontement civilisationnel qui fait parfaitement les affaires de la première.

Provincialiser l’Europe

L’universalisme, contrairement à ce que soutiennent les postcoloniaux, ne se réduit en  effet en aucun cas à la défense de la suprématie blanche sur le reste du monde. En ce sens, il ne s’agit pas, en reprenant  l’expression de Chakrabarty de « provincialiser l’Europe », d’affirmer sa spécificité culturelle afin de continentaliser sa pensée. Car provincialiser l’Europe revient à diviser l’ensemble du monde en autant d’« aires culturelles » étanches, à enfermer les continents géographiques et intellectuels dans des spécificités irréductibles. Pas plus que l’Europe des Lumières ne saurait être caractérisée par la « raison » (c’est aussi le siècle des « passions »), les autres continents ne sauraient être réduits à des caractéristiques culturelles intangibles (l’Afrique des ethnies, l’Inde des castes, le Moyen-Orient musulman fondamentaliste, etc.) et voir ainsi déniée leur historicité propre. Construire du lien social, c’est précisément passer à travers les continents géographiques et culturels, c’est postuler une universalité première et principielle entre tous les hommes pour réserver aux spécificités culturelles le statut d’un « reste ». Postuler l’humanité de l’homme, des hommes, ce n’est pas vouloir assurer la domination de l’Occident sur le reste du monde, c’est affirmer la possibilité de communiquer avec les autres. Les Révolutions démocratiques en cours actuellement en Tunisie, en Égypte et en Libye montrent que les droits de l’Homme, loin d’être un carcan imposé par l’Occident au reste du monde, peuvent aussi être réappropriés par des peuples arabo-musulmans, en dépit de, ou grâce à, « leur » culture. En définissant a priori la culture d’un peuple, on prend le risque d’être démenti par l’historicité de cette culture, c’est-à-dire de sa capacité à intégrer une multitude d’éléments dont on postule, par principe, qu’ils ne lui appartiennent pas. On ne rend pas un grand service aux « issus de la diversité »  en les enfermant dans leur « négritude » ou leur « arabo islamité ». Culturaliser et ethniciser le social est le meilleur moyen de maintenir les jeunes des banlieues sous la chape du pouvoir, la meilleure méthode pour les enfermer dans des ghettos géographiques et identitaires.

*Jean-Loup Amselle est un anthropologue et ethnologue africaniste français. Il est directeur d'études à l'EHESS, rattaché au Centre d'études africaines (Ceaf) et rédacteur en chef des Cahiers d’études africainesExtrait de L’ethnicisation de la France, à paraître aux éditions Lignes en septembre 2011, publié avec l’autorisation de l’auteur.

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L’ethnicisation de la société française, Jean-Loup Amselle*

le 19 June 2011

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